Chaque semaine jusqu’à l’élection présidentielle, la « battle » sur Yahoo ! Actualités confronte les éditos de Rue89 et Causeur sur un même thème. Cette semaine, Elisabeth Lévy et Pascal Réchy débattent du film Intouchables.
Il y a des jours où tout se ligue contre vous. Emergeant du cinéma où j’avais vu Intouchables, je luttais péniblement contre les bons sentiments qui m’envahissaient en maudissant Pascal Riché – à qui revient l’idée de ferrailler sur ce film devenu un « phénomène de société » – lorsque j’ai entendu une voix qui m’appelait. Pas de panique, je n’ai pas été frappée par un syndrome Jeanne d’Arc, la voix était humaine et sortait d’un kiosque chargé de bonbons, nougats, chouchous et autres confiseries. Le genre de truc qui vous bousille les dents rien qu’en regardant et réveille l’enfant qui sommeille en vous au risque d’anéantir des années de poisson vapeur-brocolis avec une Badoit s’il vous plait. Alexandre, souverain de ce royaume gourmand, m’a invitée avec un grand sourire à prendre ce que je voulais.
Il faut vous dire qu’Alexandre est abonné à Causeur et qu’en plus des oursons en chocolat et des boucles d’oreilles en forme de cerises en gélatine 100 % chimique, j’ai eu droit à des douceurs en forme de compliments – que, contrairement aux bonbons, je partage volontiers avec mes camarades. Après ça, essayez de vous énerver contre l’unanimisme du Bien ! Et comme si la tâche n’était pas assez compliquée, je découvre que Télérama et Les Inrocks n’ont pas aimé le film, aimablement qualifié par le second de « fable relou et démagogique ». Tant pis, je me résignerai à avoir raison avec les Inrocks plutôt que tort avec Le Monde. À vrai dire, ma lune de miel avec l’hebdo de la gauche branchée risque d’être assez courte : la lecture de l’article m’apprend que l’un des défauts d’Intouchables tient au fait que si « les pratiques culturelles de la classe dominante sont raillées, les signes matériels de richesse (grosse voiture, avion privé) sont considérés avec la plus grande bienveillance. » En somme, le problème n’est pas qu’Intouchables soit caricatural, mais qu’il ne le soit pas assez dès lors que le riche est non seulement cultivé mais éminemment sympathique.
Inutile de rappeler le « pitch » de cette sympathique comédie populaire, il fallait être retiré dans un ermitage pour y échapper. Du reste, quand on est bon public, ce qui est mon cas, on ne s’ennuie pas, en tout cas beaucoup moins qu’aux Chtis. Autant l’avouer, j’ai même ri, moins souvent que mes voisins mais à plusieurs reprises, par exemple quand le gentil riche (qui a échappé par la grâce du handicap à la malédiction de sa classe) tente d’initier le gentil pauvre aux beautés de la musique classique, et que le pauvre en question percute sur « Les Quatre Saisons » : « Ça je connais ! Vous êtes aux Assedic de Paris, votre temps d’attente durera environ deux ans ». Et puis, Omar Sy est beau comme Harry Roselmack et j’ai toujours eu un faible pour Cluzet. Bref, si vous n’avez pas accompli votre devoir citoyen en salle obscure, Intouchables sera parfait pour un dimanche soir ramollo lors de la diffusion télé.
Seulement, on n’est pas là pour rigoler. Intouchables n’est pas un divertissement mais – dixit Le Monde – une « métaphore sociale généreuse ». Reste à comprendre la morale de cette fable. Au premier degré, elle se décline en quelques vérités qu’on a tendance à oublier. Primo, derrière tout zyva à capuche pourrissant la vie de ses concitoyens, se cache un être humain fraternel et sensible. Deuxio, un riche peut sauver son âme grâce à l’art et aux tragédies de la vie – dans le film, les riches qui ont la malchance d’être valides font penser aux patrons de Dickens. Tertio, la différence c’est vachement chouette et ça enrichit tout le monde. Ah, j’allais oublier : un petit pétard ça ne fait pas de mal.
Que ce conte de fées ait peu de choses à voir avec la réalité de la France contemporaine (même s’il s’inspire d’une histoire vraie) n’est pas un problème en soi. Les films de Capra mettent aussi en scène une humanité à peu près inconnue au bataillon ou en tout cas fortement minoritaire. Après tout, on aimerait que les riches soient cultivés, que les petits voyous fassent un usage plus fréquent de leur grand cœur et que la diversité des cultures chère à Jacques Chirac ait balayé le choc du même nom. Sauf que le message subliminal et politique du film est autrement ambitieux. C’est encore vers l’honorable critique du Monde – que l’on a connu plus difficile – qu’il faut se tourner : selon lui, la force d’Intouchables est de montrer « tout l’intérêt de l’association entre la Vieille France paralysée sur ses privilèges et la force vitale de la jeunesse issue de l’immigration. »
L’immigration est une chance pour la France moisie et même sa seule chance de se régénérer : que voilà une chanson neuve ! On pourrait me dire que Molière avait déjà tout inventé avec ses soubrettes et ses valets qui subvertissent l’ordre établi, permettant à l’amour de triompher des convenances et des barrières sociales. L’ennui, c’est qu’il n’y a plus de vieux monde à détruire, plus de vieille France à abattre : le discours dominant d’aujourd’hui n’est pas celui de l’ami qui dit au gentil riche qu’il faut se méfier de « ces gens-là », mais celui de Driss qui rappelle que la culture classique c’est chiant (et, bien sûr, discriminant) ou que le rap est la vraie poésie de notre temps. Les vrais puissants ne chuchotent pas aux dîners du Siècle, ils claironnent sur Canal +. Mais qu’on se rassure : aux dîners du Siècle, on parle déjà comme sur Canal +.
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