Cisjordanie, quelque part au cœur de la première Intifada. À Naplouse, dans l’impasse de Bab Essaha, les femmes sont presque livrées à elles-mêmes. Les « jeunes », les adolescents et les hommes en état de se battre ont fui dans les montagnes, se terrent dans des caves, jettent pierres et cocktails Molotov sur le drapeau bicolore israélien, finissent en martyrs ou en prison. Le roman de Sahar Khalifa, née à Naplouse en 1941, est d’abord un huis-clos géographique, social et géopolitique. « L’esplanade de pierre appelée Bab Essaha devint un abattoir où l’on accrochait les collabos comme des moutons sur les esses. On la baptisa la place Rouge. Et c’est là, sur les marches de la mosquée, en son centre, que l’on retrouva Sakina, un couteau enfoncé dans la poitrine. »
Fanatisme contre je-m’en-foutisme
L’Intifada est une guerre d’hommes en apparence, et derrière les portes closes, c’est aussi, évidemment, une guerre de femmes, et une guerre de femmes entre elles. Tradition contre modernité, serait-on tenté de résumer grossièrement. Fanatisme contre je-m’en-foutisme, aussi. Samar, la jolie et brillante fille du boulanger, milite dans une association de jeunes et cherche à connaître les effets de la guerre des pierres sur la condition de vie des femmes. Armée de son seul questionnaire, elle passe de maisons en maisons, de femmes mutiques en femmes battues, et rencontre finalement Nouzha, la fille blonde aux yeux bleus de Sakina, bien connue pour avoir tenu un bordel à destination des soldats de Tsahal et punie en conséquence. Le couvre-feu est décrété, Samar et Nouzha se retrouvent coincées sous le même toit, où les rejoint le jeune Houssam, blessé et fugitif. La tentation de la délation, le désir de sauver d’abord sa propre peau ne les effleure pas. Chacun est doublement enfermé, derrière le mur érigé par les soldats, et en lui-même, en tête-à-tête avec sa conscience. Nouzha la sauvageonne crie qu’elle n’a plus rien à perdre ; qu’elle n’aime personne, qu’elle ne ressent de l’amour pour rien, « même pas pour la Palestine ». Ce genre de combat, ce sont des enfantillages, pour Nouzha qui a tout vu et tout vécu.
Les certitudes s’effritent dans l’esprit de Samar, sa sagesse la quitte quand Houssam et ses grands yeux noirs l’attirent près de lui sur son matelas de fortune. Tout n’est peut-être finalement pas si simple. « Quand ils veulent cacher leurs conneries, ils disent, c’est les Juifs qui sont responsables… »
« Davantage de malheurs et les cœurs qui se consument. »
La patrie, la religion, la Palestine, les Juifs et la guerre des pierres se mélangent, crépitent comme un énorme magma qui engloutit la raison, le cœur et les jambes de ces femmes toujours au bord, juste au bord, de l’émancipation. Elles se cachent derrière l’ombre menaçante des hommes, derrière l’amour dévorant qu’il faut porter aux petits et aux grands frères, aux oncles, aux cousins, aux combattants. Et elles, dans tout cela ? C’est la grande question qui fait mal à laquelle s’accroche Samar. La cause des femmes est un fil rouge sang qui court le long de l’histoire des territoires palestiniens. L’une des voix de cette histoire, dans le roman de Sahar Khalifa, c’est Sitt Zakia (« Zakia la Sage »), l’accoucheuse, surnommée « la Mère-des-Jeunes » et véritable directrice de conscience pour les autres protagonistes. Sitt Zakia fume le narguilé, se couvre les cheveux, baisse modestement les yeux, encourage Nouzha à invoquer Dieu, Samar à placer sa confiance en Lui plutôt que dans les sciences… Et finalement, répond à la question d’une manière définitive : « Franchement, rien n’a changé, sinon que leurs malheurs de toujours ont augmenté. Davantage de malheurs et les coeurs qui se consument. Prie pour que Dieu aide les femmes ! »
Dieu peut-il aider les femmes plus qu’elles ne le peuvent ? Voilà tout le sens de la confrontation douce qui se joue entre Samar, Nouzha et Sitt Zakia. L’impasse de Bab Essaha, un roman de guerre de tous contre tous, élude habilement le clivage entre occupants et occupés, distribue la violence et les morts d’une main innocente, d’une écriture élégante. La guerre des pierres ne connaît toujours pas vraiment de fin. Les interrogations des femmes, elles, sont résolues par l’acte final, vain et définitif de Nouzha. Pour venger la mort de son jeune frère Ahmad, elle grimpe jusqu’au poste de contrôle et met le feu au drapeau israélien.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !