
J’avais une amie, une âme sœur ou au moins une âme cousine. Et comme le cadastre fait bien les choses, c’était ma voisine. À dix ans on partageait le même pupitre double au premier rang en CM2. Je déconnais, ça la faisait rire. Toute l’année, on a pourri la vie à Norbert Grasso, assis juste derrière nous. Qu’est-ce qu’on a pu l’emmerder, le pauvre. On lui chantait la même chanson, Grassi grasso sur l’air de « Chapi Chapo », jusqu’à épuisement. Le sien, pas le nôtre. On ne se lassait jamais, on était malins et patients. Il faisait celui qui n’entend pas. Tu parles, il n’avait aucune chance, il finissait toujours hors de lui, et puni. Nous, on se pinçait, on jubilait, on se jetait des regards complices comme de vrais petits salopards. Pousser les autres à bout, c’était notre truc. Des fois, on jouait l’un contre l’autre. On pouvait aller loin, jusqu’aux larmes. De rage. C’était le début d’une histoire qui allait finir mal. On ne s’est pas mariés, on n’a pas eu de beaux enfants. Elle a quitté l’école jeune et s’est abîmée en entrant dans la vie. Avec les années, elle n’allait plus très bien, elle manquait d’équilibre, de bon sens, de mesure. Elle avait l’air solide, incassable, elle était fragile. Je ne m’en suis pas vraiment rendu compte, enfin un peu quand même mais pas assez pour renoncer complètement à elle. Un jour, sa mère m’a prévenu : « Cyril, si vous revoyez A., je vous tue ! » Ça m’a glacé. J’ai compris d’un coup que j’avais vraiment déconné et j’ai pris le large. On devait avoir 30 ans.
« Je me demande à quoi ça sert d’être moins con que lui. »
On devait en avoir 20 quand elle m’a donné un jour un livre de Jackie Berroyer, J’ai beaucoup souffert, et je crois me souvenir qu’on ne pouvait lire le titre complet qu’en ouvrant la première page. Elle lisait. Pas moi, enfin pas tellement. Elle avait souvent essayé de me refiler des bouquins. Carson McCullers, Le cœur est un chasseur solitaire. Ça m’était tombé des mains, rien que le titre, je trouvais ça bidon. Berroyer, c’était autre chose, je n’avais jamais rien lu de pareil. Ça parlait d’amour mais personne n’y parlait de son cœur. Trop de pudeur et un putain d’argot, celui des bandes de jeunes un peu loubards. C’était des nouvelles. Dans l’une d’elles, sa bande va draguer les copines d’une bande rivale. Le récit se termine par : « Ceux qui n’ont pas jambonné le soir même ont pris des rencards. » Je cite de mémoire, je n’ai plus le livre. A. est venue le reprendre vers la fin de notre « histoire ». Elle a débarqué chez moi un jour avec un mec mort de trouille, un marteau et l’intention d’écrabouiller mes affaires façon puzzle. Je n’étais pas là, c’est Véronique qui m’a raconté. Plus tard, elle m’obligerait à descendre à poil ramasser mes fringues jetées sur l’herbe humide de son jardin par une nuit de colère, mais ça, c’était de bonne guerre. Enfin ce jour-là, Véronique s’était pointée par hasard, juste à temps pour dissuader
