Short trip at home est, si nous nous souvenons bien, une nouvelle de Scott Fitzgerald, dont on pourrait traduire le titre par « Bref retour à la maison ». Cela convient parfaitement à notre situation présente. Nous sommes rentrés hier soir à 11 heures (23 heures en langage posthistorique) et nous repartons à 5 heures, ce dimanche, après avoir voté Front de Gauche, bu une bouteille de Chinon de chez Lenoir sur un romestèque au poivre flambé au ouisquie. La vie est un voyage en tégévé, et on ne dit pas seulement ça pour l’allitération.
Une semaine passée à Annemasse, donc, une ville qui a un nom de fille douée de ses mains. Annemasse se vit comme la banlieue de Genève. Annemasse a tort, Annemasse est une vraie ville, qui a échappé à la muséification française habituelle de l’urbanisme dénoncée par Marc Augé, où l’on a piétonnisé trois ou quatre rues dédiées à la vente de pacotilles spectaculaires-marchandes. Tout ça pour arriver à une cathédrale et/ou à une place rénovées, où des bobos viennent une fois par semaine faire leur marché bio et payer le radis l’équivalent d’un RSA.
Non, avec son urbanisme bordélique, ses avenues aux immeubles sans style bien défini et ses passants multicolores, Annemasse ressemble à une ville du monde d’avant, c’est-à-dire une ville où l’on vit d’une vie humaine et non un lieu où l’on se rend de temps à autre pour nourrir une triste dépendance de zombie consumériste.
Annemasse, comme ne l’ignorent pas ceux qui sont allés à l’école avant sa destruction massive par l’idéologie libérale-libertaire, se trouve en Haute-Savoie. La Haute-Savoie est un département avec des montagnes, dont le Mont-Blanc qui est quand même très beau (même pour un septentrional maritime comme votre serviteur), quand il apparait au détour d’une route dans le soleil du matin. Entre les montagnes, dans les vallées, on trouve des médiathèques habitées par de jolies bibliothécaires et des collèges où l’on a aimé la Grande Môme, un de nos romans à l’usage des jeunes gens qui lisent encore.
Quand vous êtes plus de cinq jours dans une ville inconnue, à dormir à l’hôtel, par une température qui ne descend pas en-dessous de 35°, vous pouvez perdre assez vite pied, avoir l’impression au choix d’être un personnage de Simenon en plein escapisme, comme Monsieur Monde ou de K. Dick, piégé dans une illusion psychotropique, croyant qu’il est là depuis la veille alors que ça fait trente ans (ou le contraire d’ailleurs).
Mais nos lecteurs savent qu’au bout du compte nous sommes des cartésiens, amoureux de la raison et de la méthode. Pour échapper à cette angoisse de la déréliction, nous avons donc décidé de nous accrocher de toutes nos forces à la réalité, et ce en pratiquant des sports à haut-risque comme la dégustation de tartiflettes par temps caniculaire, accompagnée de Mondeuse, qui est un vin tout à fait plaisant et qui a su rester naturel. Ils n’ont d’ailleurs aucun intérêt à trafiquer leur jaja puisque de toute façon l’exigüité de leur terroir leur interdit de fait les rendements démesurés.
Des centaines de visages aussi, en général bienveillants, polis, civilisés, comme tous ceux des gens qui aiment les livres pour ce qu’ils représentent de rêve et d’émancipation. Remercions la jeune femme de la médiathèque de Saint-Pierre en Faucigny qui, après l’atelier d’écriture du mercredi après-midi, voyant que nous souffrions visiblement à l’idée de retourner aussi vite dans la fournaise d’Annemasse nous a emmené dans sa petite automobile jusqu’au Grand Bornand prendre le frais et nous a fait passer au large des Glières. Reconnaissance également à l’aide documentaliste du lycée de Ville-La-Grand, dont la cour est longée par un petit chemin qui se faufile à travers des champs et qui marque la frontière avec la Suisse. Ce fut un lieu de passage pour les Juifs pendant l’Occup, qui étaient aidés par des prêtres du cru, devenus depuis des Justes. L’un d’eux, d’ailleurs est encore en vie. Bonheur du sentiment géographique, aussi, à cet endroit, quand on se voit soi-même à l’œil nu sur une carte franchir des frontières (même chose lors d’une baignade à Eilat, dans nos promenades hasardeuses à travers les bois du Mont Noir ou sur cette portion oubliée de la Grande Muraille, à une centaine de kilomètres de Pékin.)
Tout ça s’est terminé le samedi par le quinzième salon de littérature jeunesse d’Annemasse où nous avons découvert et acheté les livres de Plonk et Replonk, artistes suisses maitres du non-sense, qui détournent de vieilles carte-postales dans un esprit surréaliste proche de celui du dessinateur Glen Baxter.
Tout à l’heure, nous repartons pour Angers, Grande Môme toujours. Dans le train, on relira des poèmes de Bukowski et les Minima Moralia d’Adorno, qui sont aussi des poèmes dans leur genre. La preuve : « Il n’est sans doute rien qui distingue aussi profondément le mode de vie de l’intellectuel de celui du bourgeois que ceci : le premier ne reconnaît pas l’alternative entre le travail et l’amusement. »
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