À force de manier tablettes tactiles et manettes de jeu, de plus en plus de jeunes ne savent plus tenir un stylo. Leur manque de force et de dextérité dans les doigts désespère les professeurs. Et nécessite une rééducation par des grapho-pédagogues.
A l’heure où j’écris ces lignes, les vacances scolaires ne sont pas terminées et je prépare mes cours en essayant de concilier les exigences des nouveaux programmes (huit livres dans l’année) et la réalité des élèves que je vais trouver en face de moi : « Madame, il fait quinze lignes, le texte, ça fait beaucoup de écrit ! » Et si la lecture représente pour mes lycéens une activité fatigante dont la pratique demeure exclusivement associée à la contrainte scolaire, l’écriture ne leur est pas plus agréable. Dans l’établissement où j’enseigne, gros lycée de province qui draine un public représentatif de la « France périphérique » (ni la bourgeoisie urbaine ni la banlieue à problèmes), sur une classe de 35 élèves, dont deux ou trois sont diagnostiqués « dysgraphiques », en réalité, seuls cinq savent vraiment tenir un stylo.
Plusieurs causes expliquent la perte de dextérité constatée
On voit toutes les postures : le stylo tenu entre trois doigts aplatis, ou serré entre le majeur et l’annulaire, index et majeur au chômage ; souvent le pouce est trop avancé et recouvre l’index. Le reste suit : attitude scoliotique, crispation du coude, épaule qui remonte jusqu’à l’oreille. Fatigués par ces contorsions, beaucoup d’élèves finissent la journée la tête posée sur le bras qui tient la feuille et – massacre ophtalmique – les yeux à deux centimètres de leur texte. Nos jeunes qu’on rêverait resplendissants de santé ont des corps épuisés et abîmés. L’écriture laborieusement produite est tout aussi pénible à lire : lettres minuscules et tassées, sautant ou passant sous la ligne chez l’élève qui manque de mobilité dans le poignet ; lettres énormes chez celui qui, dépourvu de minutie, sollicite jusqu’au coude pour former un « o » ; sans parler de celui qui n’écrit qu’en script, geste graphique saccadé, éreintant et chronophage.
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Cette situation a des causes multiples. D’abord, il faut bien le dire, les longs moments de silence et de concentration collective qui permettaient à l’instituteur de passer dans les rangs pour corriger dans le détail les postures individuelles sont un luxe que la plupart des élèves n’ont jamais connu durant leur scolarité. Déficit éducatif dans le cadre familial, exigences disciplinaires insuffisantes à l’école maternelle : les professeurs du primaire sont déjà contents quand ils parviennent à tenir la classe, satisfaits si tout le monde reste assis et si le niveau sonore demeure tolérable. Beaucoup renoncent à réclamer le silence, avec une lâcheté pleine de bonne conscience : ateliers et travaux de groupe légitiment un bruit peu propice aux apprentissages. Ajoutons que la formation des professeurs est manifestement déficitaire dans le domaine des compétences graphiques : beaucoup d’instituteurs déplorent n’avoir reçu aucun enseignement sur la tenue du stylo et, moins encore, sur les méthodes permettant de remédier aux postures incorrectes. « Je ne savais pas qu’il y avait une manière spéciale de tenir un stylo », me disent mes élèves. Leurs maîtres d’école l’ignoraient peut-être aussi. Mais la cause majeure de ce handicap est à chercher du côté des écrans : les tablettes tactiles mises dans les mains des très jeunes enfants proposent des jeux, parfois « éducatifs », dans lesquels le seul geste à effectuer est de cliquer sur un objet ou un animal, entraînant une atrophie de l’index, vite complétée par une hyperlaxité des pouces causée par le téléphone portable et les manettes de jeux vidéo. Les adolescents n’ont plus ni la force de tenir le stylo ni la dextérité pour le manier. Duplo, Meccano, Lego, Playmobil, puzzles, sans parler des billes, des maquettes ou de l’enfilage de grosses perles en bois : toutes ces activités – que les parents désertent pour la tranquillité procurée par l’abrutissement des enfants devant les écrans – stimulaient la motricité fine et contribuaient à la qualité du geste graphique. Sans surprise, les jeunes éprouvent également de plus en plus de difficultés à tenir leurs couverts !
Arrêtons d’écrire tant qu’on y est!
N’ayant pas le goût de l’écriture, nos élèves n’apportent aucun soin à leur travail, pas plus qu’au choix de leur matériel. Elle paraît bien révolue, l’époque où l’on essayait tous les stylos plume de la papeterie afin de choisir celui qu’on jugeait à la fois le plus beau et le plus confortable ; et que l’on glissait dans une trousse sélectionnée avec autant d’exigence. Cette trousse, des professeurs l’interdisent désormais : elle sert à caler – et à cacher – le portable pendant les cours… Quant à l’outil graphique, comme on dit : les élèves n’écrivent plus qu’au stylo à bille, qui glisse trop vite et dont la tenue est malaisée, car nécessairement très verticale ; pire, ledit stylo est bien souvent un quatre-couleurs, trop gros et tout lisse, dont la prise en main est calamiteuse.
Mais, après tout, l’écriture manuelle n’est-elle pas une pratique désuète appelée à disparaître ? La Finlande a officiellement cessé de l’enseigner depuis 2016, suivant en cela la décision d’une quarantaine d’États des États-Unis. Pourtant, le mouvement inverse semble s’amorcer et 14 États américains sont récemment revenus à cette écriture à l’ancienne. En effet, écrire à la main améliore les performances cognitives, permet une mémorisation plus efficace des contenus et favorise l’expression développée d’idées subtiles et complexes, tandis que le geste répétitif du clavier, qui produit une écriture uniforme et impersonnelle, tend à stériliser la pensée. En outre, si le temps imposé par le tracé de la lettre stimule le mouvement de la réflexion, il offre aussi le délai nécessaire à la mobilisation des compétences grammaticales : on commet bien plus de fautes de langue sur un clavier que le stylo en main ; la relecture sur écran se révèle moins efficace que la correction sur papier ; et les correcteurs automatiques ignorent certaines erreurs, quand ils n’en suggèrent pas eux-mêmes !
En France, de plus en plus nombreux, les graphopédagogues – parmi lesquels d’anciens professeurs alarmés par la proportion croissante des copies illisibles – proposent des séances de rééducation en écriture. Rendus attentifs aux gestes de l’écriture, les enfants (et les adultes) qui recourent à leurs services améliorent souvent leur orthographe en même temps que leur graphie. Et surtout, ils découvrent le plaisir d’écrire.
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