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Intégré comme un juif en France


Intégré comme un juif en France

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Quiconque observe la crise de l’intégration de minorités ethniques et/ou religieuses, mais ne croit pas que la France, ou plutôt sa majorité culturelle, en soit la principale responsable, est immédiatement suspect d’« essentialisme », voire de racisme larvé. Soucieux d’échapper à cette infamante accusation, certains pourfendeurs du communautarisme ne manquent jamais d’associer, dans leur condamnation des manifestations identitaires, celle des juifs et des musulmans (sans oublier, parfois, les hordes de cathos intégristes fantasmées par Caroline Fourest) : visibilité vestimentaire dans l’espace public, pratiques rituelles allant de la circoncision à l’abattage des animaux de boucherie, demandes ou exigences d’accommodements du calendrier des examens, etc.

Ce parallélisme – qui repose sur de réelles ressemblances –  est trompeur, car il fait l’impasse sur un phénomène aisément observable et beaucoup étudié : l’intégration des juifs dans la société française est une success story.[access capability= »lire_inedits »]

Leur émancipation depuis la Révolution française et la fameuse formule de Stanislas de Clermont-Tonnerre – «  Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus » – a ouvert un chapitre glorieux de notre roman national, même s’il n’est pas exempt de sombres paragraphes, comme l’affaire Dreyfus et les lois raciales de Vichy.

Constatons tout d’abord que les « émancipateurs » de style Clermont-Tonnerre, et plus tard Napoléon Ier, n’étaient pas exempts des préjugés de l’époque envers les juifs, principalement fondés sur l’antijudaïsme chrétien faisant de l’Église le verus Israël. La repentance pour les exactions, pogroms et expulsions dont les juifs avaient été victimes depuis le Moyen Âge leur était totalement étrangère. Ce qu’ils visaient, c’était la disparition, en tant que petite nation autogérée au sein de la grande, d’une communauté aux mœurs bizarres. Pour cela, il fallait la disperser façon puzzle dans le grand Tout républicain en une multitude de « Français de confession mosaïque ».

L’étonnant, dans l’affaire, c’est que la résistance, bien réelle, des gardiens juifs du dogme à cette malhonnête proposition fût minée de l’intérieur par les partisans de l’émancipation de l’individu au sein du judaïsme lui-même. Cette position est radicalisée par Karl Marx dans Sur la question juive : « L’émancipation du juif dans la société, écrit-il, c’est la société s’émancipant de la judéité. »[1. On lira avec profit, sur ce sujet, le remarquable essai de notre ami André Senik :  Marx, les Juifs et les droits de l’homme (Denoël).]. Le juif des Lumières, celui qui a accepté le compromis napoléonien, n’était pas marxiste, et n’envisageait pas son émancipation comme sa disparition en tant que tel. Son objectif, c’était la sortie du ghetto où il avait été enfermé pendant des siècles (ghetto réel, puis ghetto social) sans passer par la case conversion, ce ticket d’entrée dans le monde de l’élite politique et intellectuelle dont durent s’acquitter Henri Heine, Felix Mendelssohn ou Benjamin Disraeli.

Les juifs de France, aujourd’hui, sont les héritiers directs de ces juifs des Lumières, ce qui n’empêche pas la persistance, d’une part de fervents du ghetto (loubavitch et autres groupes de haredim), et d’autre part de judéo-éradicateurs post-marxistes qui ont trouvé en Alain Badiou[2. Alain Badiou : Circonstances 3. Portées du mot « juif » (éditions Léo Scheer).]  le continuateur de la judéophobie de Karl Marx.

Les controverses provoquées par les activités ou les comportements de ces deux groupes ne sauraient cependant masquer la victoire éclatante, et espérons-le définitive, du projet émancipateur initié au XVIIIe siècle. L’immense majorité de ceux qui, en France, reconnaissent le mot « juif » comme une partie de leur identité n’ont pas le moindre problème avec cette nation qui est la leur. Ils en acceptent toutes les règles, les coutumes, les traditions, en cultivent les qualités, comme les défauts. Ils ne sont ni plus ni moins revendicatifs pour les intérêts de leur groupe (lorsqu’ils sont organisés, ce qui est la minorité, encore une caractéristique bien française) que les syndicats ou les parents d’élèves. Leur distribution sur l’échelle sociale est très proche de celle de l’ensemble de la population, et leur comportement politique a pour résultat qu’il n’existe pas de vote juif, au contraire de ce que l’on observe aux États-Unis : la seule différence constatée est celle de leur répugnance à voter pour les extrêmes, le Front national ou l’extrême gauche. Ils ont accepté tout ce que la France leur a donné, et ils ont dit merci, comme pour ce décret Crémieux qui a fait de tous les juifs d’Algérie des citoyens français de plein droit. J’entends déjà les hauts cris : quelle honte, alors que les Arabes et les Berbères des départements d’Alger, d’Oran et de Constantine étaient maintenus dans un humiliant statut d’indigénat ! Qu’auraient-ils dû faire ? Refuser par solidarité avec ceux qui, pendant des siècles, les avaient relégués dans la catégorie des dhimmis, minorités protégées, mais dépourvus de la plénitude des droits accordés aux seuls musulmans ?

Reste la question d’Israël, dernier argument de ceux qui fustigent le « communautarisme » des juifs de France. Il se trouve, en effet, que le monde juif organisé, religieux ou laïque, exprime régulièrement sa solidarité avec l’État juif lorsque celui-ci est attaqué physiquement par ses ennemis ou calomnié par les soutiens de ces derniers. En cela, l’opinion juive française, même celle qui ne se reconnaît pas dans les institutions communautaires, se distingue de celle de l’ensemble des Français, très partagés sur la question, avec une tendance croissante à soutenir les « faibles » Palestiniens, figure du dominé luttant contre un oppresseur impitoyable. Ayant pris acte, après la Shoah, qu’une intégration, même aussi réussie que celle des juifs allemands avant l’arrivée au pouvoir des nazis, ne suffisait pas à garantir pour l’éternité leur sécurité aux sein des nations, même les plus bienveillantes, l’existence d’un potentiel pays-refuge est devenue une composante essentielle de l’identité juive moderne. Ce positionnement des juifs ne choque personne aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, alors qu’en France, on a vite fait d’instruire un procès en double allégeance contre ceux qui manifestent leur solidarité avec l’État juif. L’absurdité de ce reproche − la France et Israël ne sont pas en guerre l’un contre l’autre − n’empêche pas qu’il soit régulièrement utilisé pour jeter le doute sur la solidité de leur attachement à leur patrie.

La réduction caricaturale du juif français aux loubavitch  à chapeau noir et papillotes ou aux excités ultra-minoritaires de la LDJ, qu’elle soit pratiquée par Dieudonné ou Pascal Boniface, vise précisément à l’essentiel : l’intégration culturelle, politique et sociale des juifs par la France peut être érigée en modèle. Il suppose que chacun y mette du sien, l’intégrateur comme l’intégré potentiel. Que ce dernier, par exemple, accepte que ses enfants portent des prénoms usuels dans la société intégratrice, une politesse symbolique à laquelle se plient même les plus communautaristes des Chinois du 13e arrondissement de Paris. La relégation, la ghettoïsation, l’exclusion ne sont pas fatales, et ne résultent pas non plus d’un machiavélique post-colonialisme de l’État français. Il suffit que les règles du jeu soient claires. Celles posées en 1789 par Stanislas de Clermont-Tonnerre étaient draconiennes, mais elles se  sont révélées libératrices.[/access]

*Photo : LICHTFELD EREZ/SIPA. 00664066_000030.

Octobre 2013 #6

Article extrait du Magazine Causeur



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