Cinq textes de l’écrivain odieux et réprouvé Marc-Edouard Nabe sont réédités par Le Dilettante, précédés d’une préface inédite: «Amitié et anarchie».
Il faut toujours prendre les écrivains au mot. Voyez Marc-Edouard Nabe, 64 ans – l’âge de la retraite : « Ah, ce qu’il peut me tarder d’être vieux ! », soupirait-il dans Au régal des vermines, ces trois-cent pages de colère logorrhéique qui, en 1985, lui firent tout uniment un nom propre et une sale réputation. Enfin, la chose arrive : « Maintenant, nous sommes vieux, Gaultier et moi, et voici à nouveau quelque chose qui nous rapproche », constate-t-il, non sans attirer Dominique, toujours à la proue de la maison d’édition Le Dilettante, dans les rets de son ressentiment pathologique : « on se retrouve seuls. Sans amis, sans « réseaux », sans relations sociales… ». Mais Nabe, orgueilleusement, s’en accommode in petto : « c’est tant mieux ! Désencombrés de tous ces gens de notre jeunesse qui sont devenus si méprisables ! »
Exilé en Suisse
Beau joueur, il faut le reconnaître, le Dominique Gaultier ! Car le même Nabe qui jadis proclamait : « J’ai horreur des amis. Aucun sentiment ne me donne plus envie de vomir par terre que l’amitié. Je suis très content de n’en avoir jamais eu », est redevable d’un superbe gage d’amitié à celui-là même qui déjà, naguère, se risquait à mettre en rayons dans sa merveilleuse librairie de la place de l’Odéon le volume autoédité des Porcs, frappé d’ostracisme. Et qui à présent s’avise de publier, sous la signature du Proscrit, « Amitié et anarchie », préface (inédite) à un recueil savoureusement intitulé L’Intégrale. Volume plein de noirceur, quoiqu’à couverture unie de couleur rouge-vif (pour une fois, aucune image, au rebours de la tradition « maison ») qui réunit cinq textes lointainement parus en plaquettes séparées, toujours au Dilettante, entre 1986 et 2009.
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Pareil à lui-même, l’auteur y règle ses comptes, dispensant à tous vents les coups de boutoir de sa vindicte coutumière, drapé dans sa posture d’incompris devant l’Éternel, nouveau Jean-Jacques que « personne dans l’histoire de la littérature, et même de l’art en général, n’a (…) traité ainsi aussi longtemps ». Avouons-le, un tel degré d’égotisme boursouflé atteint au burlesque, et ce n’est pas la moindre qualité de cette trentaine de pages liminaires que de provoquer l’hilarité compatissante du lecteur. Remercions donc l’exilé de Lugano (puisque Nabe a désormais choisi de vivre en Suisse) de nous offrir, en son âge avancé, une ode si touchante à l’amitié virile en forme d’hommage personnel dédié à son magnifique éditeur. Vengeur à l’endroit des comparses d’hier et d’avant-hier constitués par ce « petit groupe d’égos et d’aigris », cette « bande de ratés », « tous transformés en quelques années en traîtres, renégats, abandonneurs, vexés, et surtout rangés », N. le Maudit campe une manière de Peter Lorre des belles-lettres : en la figure de Dominique Gautier, Saint Nabe, comédien et martyr, a trouvé son Fritz Lang. Seul rescapé de cette exécution de masse, Antonin, juvénile intendant du patron-dandy, « petit prince du roi Gaultier » que connaissent bien les fidèles de la librairie du Dilettante.
Persuadé d’avoir été volé par Houellebecq
À cet « écrivain naufragé – comme Nabe le dit fort lucidement de lui-même ! – et entouré par des requins-copieurs rôdant autour de (son) canot de sauvetage » (ah bon ?), à lui qui se prétend « plus occulté, plus copié que jamais, jamais cité, et toujours nié par la totalité des intellectuels, des journalistes et autres écrivains », tendons ici la main secourable de Causeur : il ne sera pas dit que Causeur n’aura pas rendu compte de cette « intégrale » au titre allègrement perfide. Figurent, enchâssés au cœur du volume, respectivement intitulés « La Marseillaise » et « Nuage », deux textes de second rayon, nourris de l’irréfragable passion qu’entretient Nabe pour les musiciens Albert Ayer et Django Reinhardt. Sans compter « Loin des fleurs », qui sous l’invocation des Muses et l’épigraphe prometteuse d’un « Assez joui, rebandons ! », réunit un florilège de vers et prose poétiques, où le lecteur est invité à « Voyager au plus serré/, Prendre le Vagin-Express/ Et toutes les fusées de l’Orgasme astral ! » – je pioche au hasard… Infiniment plus capiteuse est cette floraison d’aphorismes, de pensées et de maximes jaillies sous la fine ombrelle d’un « Chacun mes goûts » dont il fallait inventer la formule : fulgurances de jeunesse, riches de jolis énoncés (« La rime est ce prisme aux mille sens qui tourbillonne dans une embrasure lumineuse au fond d’un long d’un long couloir articulé »), de traits d’esprit impeccables (« Devise de ma femme : je le suis partout » ou « Moi, je suis l’endroit. L’envers c’est les autres »), de trouvailles saignantes (« Je n’adhèrerai au surréalisme que lorsque je verrai Mein Kampf illustré par Chagall »)… Citons encore : « La vue d’un étron me calme comme le bruit de la mer ». Le cœur mis à nu de Marc-Edouard Nabe n’est jamais loin de l’anus, il est vrai.
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Sous le titre « Le Vingt-Septième Livre », l’ultime morceau de bravoure du recueil n’est autre que l’exhumation d’un texte d’une centaine de pages millésimé 2005 mais déjà republié tout récemment en volume séparé au Dilettante, sorte de lettre ouverte à Michel Houellebecq, exact contemporain de Nabe et qui fut son voisin rue de la Convention, avant que l’auteur des Particules élémentaires ne « vole » à ce dernier, succès de librairie, reconnaissance médiatique, fortune matérielle – le traître ! Inamovible préposé au bureau des plaintes, des rancœurs et des griefs, notre enragé paranoïaque déverse son fiel et son acrimonie avec une charge d’acidité qui rend sa prose souvent désopilante.
Seront déçus ceux qui dans L’Intégrale chercheraient de nouvelles diatribes contre Israël, contre le complotisme, le wokisme ou toute autre humeur de saison. À quand L’intégrale 2 ?
En librairie (mais oui !) :
L’Intégrale, de Marc-Edouard Nabe, Le Dilettante, 2022.