« Allez Paris, où tu es nous sommes là, tu ne seras jamais seul car nous deux, c’est pour la vie ! » Touché par la grâce des dollars qataris, le PSG est champion de France. Je plaide coupable : cette victoire, annoncée comme celle du plus riche, je l’ai désirée. Et célébrée. Et pourtant, pour la première fois, je m’interroge sur mon attachement à ce club, mon club. Qui n’est plus tout à fait le même. Que l’on puisse être supporter, cela peut déjà sembler mystérieux. Mais supporter de cette équipe-là, avec ses joueurs-people achetés au prix d’un Airbus par un prince capricieux, cela dépasse parfois mon propre entendement. Cela veut sans doute bien dire qu’entre PSG et moi, peut-être bien que « c’est pour la vie ».
J’avais 6 ans lors de mon premier match au Parc. De ce PSG/Toulouse de 1994, je n’ai que de vagues souvenirs – le stade, le bruit rugissant des tribunes et puis la liesse, car ce soir-là le PSG fêtait son deuxième titre de champion de France. Je n’ai jamais cessé d’y aller ensuite, irrégulièrement le reste de mon enfance, avec acharnement à partir de l’adolescence. Le Parc est un stade particulier, une cuvette de béton qui résonne et impressionne. Soyons honnête : ce n’est pas juste le beau football qu’on va y chercher. Tout le monde sait qu’avant l’arrivée du Qatar, le PSG était souvent médiocre. Le frisson n’était pas souvent sur le terrain, mais toujours dans les tribunes. Pour moi, celles du Parc avaient quelque chose de grandiose. Pour les médias, elles étaient plutôt inquiétantes.
Des dizaines de milliers d’hommes beuglant à gorge déployée de chaque côté d’un terrain de foot, ça fait peur – et c’est normal. Il y a quelque chose de primitif et de barbare dans une foule de supporters qui, osons le dire, peut rappeler les « sombres heures de notre histoire », surtout avec le folklore skinhead et parfois carrément nazi de quelques excités du « kop » Boulogne. Une voix en moi me susurrait qu’un être humain aurait dû faire preuve de plus de décence, une autre répliquait qu’il n’y avait aucun mal à vivre ces intenses moments de communion folklorique. Non, je n’arrivais et n’arrive toujours pas à y voir un rabaissement de mon être.
Pour l’adolescent que j’étais, les tribunes du Parc constituaient une zone de non-droit formidable. Chanter en cœur, fumer des joints, secouer son voisin après un but, traiter l’adversaire de « paysan » ou bien pire : tout ce qui, dans la vraie vie, aurait été incongru, de très mauvais goût, stupide ou carrément interdit devenait, à l’intérieur du stade, le signe distinctif d’une fraternité presque invisible à l’extérieur. Aujourd’hui encore, ce ne sont que de bons souvenirs.
Tout change avec le « plan Leproux » : en 2010, après une tragique bagarre entre deux groupes de supporters parisiens qui se solde par la mort de l’un d’eux, Robin Leproux, alors président du PSG, décide de frapper fort en s’attaquant à l’une des plus anciennes traditions du club : pour mettre fin à la rivalité historique entre Auteuil et Boulogne, il instaure un placement aléatoire dans ces deux tribunes, interdisant ainsi tout regroupement « identitaire » [1. Les « kops » Auteuil et Boulogne désignaient les tribunes situées derrière les buts, où se regroupaient les principales associations de supporters. Les premières, créées dans les années 1980 à Boulogne, accueillent déjà quelques skinheads. En réaction, des associations rivales fleurissent de l’autre côté du terrain au début des années 1990. Les deux tribunes, qui revendiquaient des héritages différents en matière de sport, traduisaient aussi des différences « identitaires »: Boulogne était aussi blanche qu’Auteuil était multi-ethnique.]. Quelque 13 000 fidèles se voient interdits de renouveler leur abonnement sans ménagement ni compensation. Parallèlement, l’État décrète la dissolution de toutes les associations de supporters du PSG. Tout le monde s’accorde pourtant à dire que les fauteurs de troubles représentent moins de 5 % de leurs membres. Les protestations contre cette mesure injuste paraissent assez légitimes. Mais le haut-le-cœur général soulevé par la « violence dans les stades », qui occupe régulièrement la « une » de l’actualité, l’est tout autant. Si mon cœur de supporter ne balance pas très longtemps, je ne peux pas trop en vouloir à tous ceux qui applaudissent Leproux en affirmant qu’il était temps de taper du poing sur la table.[access capability= »lire_inedits »]
L’interminable débat qui a alors enflammé la communauté des supporters est désormais obsolète. Beaucoup d’abonnés historiques, qui n’avaient pas vu le changement arriver avec le Qatar et ses millions, ont choisi de boycotter le stade. Ils y ont été remplacés par d’autres, sans doute plus amateurs de foot que de la camaraderie virile qui faisait autrefois l’esprit du Parc. Le public se dit que l’esprit sportif y a gagné. Peut-être. Je ne peux pas m’empêcher de penser que j’ai perdu quelque chose de magique, un plaisir vaguement honteux mais qui, après tout, ne faisait de mal à personne (et me permettait peut-être, le reste du temps, de « bien me tenir »). Non pas que ces sympathisants de la dernière heure n’aient pas le droit d’exister, ou qu’ils ne soient pas animés par d’excellents sentiments. Mais voilà, ils ne sont pas supporters : c’est même pour ça qu’ils ont été préférés aux anciens. Beaucoup pourraient sans doute le devenir mais la direction qatarie, peu sensible à la liberté d’expression, a maintenu les dispositions du supposé transitoire plan Leproux, rendant ainsi impossible la création de nouvelles associations. Le résultat est déprimant : fini les tambours qui donnent le rythme, les mégaphones qui haranguent, les fumigènes qui colorent la foule, les banderoles à l’humour potache, les drapeaux faits main et les « tifos » [2. Animation visuelle concoctée par les supporters et déployée juste avant le coup d’envoi.]spectaculaires. Or, le sport n’est pas un jeu, ou pas seulement. Ou alors un jeu qui imite la guerre. Un match, avant, ne mettait pas seulement aux prises deux équipes. Deux heures durant, leurs partisans s’affrontaient à coups de cris et de chants comme autant de soudards déchaînés. Bien sûr, cela existe toujours, mais en interdisant toute organisation, donc toute mise en scène, de cette rivalité, le PSG n’en a conservé que le grotesque : les seuls couplets que le stade entier connaît encore sont les plus insultants envers l’adversaire. Toute continuité a disparu. Alors qu’auparavant, les chants se succédaient les uns aux autres, un silence de cathédrale s’abat désormais régulièrement sur le Parc, et il ne faut rien de moins qu’un but pour qu’il se lève.
Le plus désolant, dans ce nouvel avatar de la folie sécuritaire qui s’est emparée des sociétés occidentales, c’est la facilité avec laquelle il se marie avec les préoccupations mercantiles. Cette année, le prix des places a atteint des niveaux ahurissants : comptez 40 euros pour le moindre match de championnat. Cette inflation sans précédent est d’autant plus curieuse que, si l’on en croit ce qu’on lit partout, en rachetant le PSG, le Qatar cherchait à renforcer son soft power. Il s’agissait de faire de la com’, pas des profits.
En réalité, s’il faut désormais se ruiner pour aller au Parc, ce n’est pas seulement aux Qataris qu’on le doit, mais aussi à Michel Platini, le patron de l’UEFA, et à sa merveilleuse invention : le fair-play financier. Voilà encore une idée pétrie de bonnes intentions. Qui s’insurgerait que l’on veuille rétablir un peu d’égalité, et avec elle un peu de « glorieuse incertitude » dans le sport ? Qui refuserait que l’on permette au plus pauvre de gagner contre le plus riche ? Qui préférerait la hiérarchie de l’argent à celle du talent ?
Platini a été entendu : à partir de 2014, aucun club ne devra dépenser plus qu’il ne gagne. Curieux fair-play, qui entérine en réalité la marchandisation du football. Il faut être aveugle pour ne pas voir que la conséquence de cette noble ambition est que le foot va devenir, de plus en plus, un sport réservé aux riches, et pas seulement au stade. Quelle famille de la classe populaire pourra débourser 100 euros pour payer à son fils le maillot de son joueur préféré ? S’il veut maintenir son club au plus haut niveau, l’actionnaire richissime du PSG se voit en effet contraint, comme les autres, de partir à la chasse aux revenus, ce qui signifie augmenter au maximum le prix des places et des produits dérivés. Pour espérer gagner ce qu’il veut dépenser, il n’a d’autre choix que de plumer ses « fans ».
Pour la direction, en effet, il n’y a plus de supporters mais des « fans ». Ce changement sémantique a son importance : le « fan » n’est plus parisien d’adresse ou de cœur, il peut être dans le monde entier. Il ne va pas, ou exceptionnellement, au Parc, il s’enthousiasme sur Facebook. Démarche parfaitement assumée par Jean-Claude Blanc, le directeur général, qui explique à longueur d’interview qu’il faut « rêver plus grand » et faire du PSG « une marque mondiale du sport ». Le supporter d’antan, qui passait des heures à confectionner des drapeaux et à concocter des chants, avant de traverser l’Europe en autocar avec sandwiches et bière pour encourager son équipe, n’intéresse pas vraiment les dirigeants du club.
Pour séduire le « fan » mondialisé, en revanche, rien n’est trop beau ni trop cher : Beckham peut venir jouer trois mois, des DJ réputés sont recrutés pour distraire le public avant les matchs. Et le PSG peut, chaque été, dépenser des centaines de millions d’euros pour attirer des stars, laissant Platini et les médias dénoncer le pouvoir de l’argent et vanter les valeurs du sport. Je dois bien admettre que mon rêve de gosse a mauvaise mine.
En ce cas, je dois être fou. Comment puis-je me encore me sentir lié au destin de ce club dont l’actionnaire principal est un autocrate et les joueurs des mercenaires venus à Paris pour gagner un peu plus d’argent, de ce club qui a oublié son histoire, donc la mienne ? Suffirait-il du frisson de la victoire pour m’acheter ? La jubilation que j’éprouve à l’idée de voir mon club rivaliser enfin avec les plus grands d’Europe aurait-elle fait taire toute conviction en moi ? Même pas. Rien ne me plaît dans cette équipe. Quand le match commence sur mon écran, je me dis que, bon, je regarde, mais par pure curiosité, sans passion particulière. Mais rien à faire, dès que le jeu démarre, impossible de détourner le regard, je me crispe à chaque action, enrage à chaque occasion manquée et hurle de bonheur à chaque but. Je fais chaque semaine l’expérience de mon irrationalité incurable. Peut-être que supporter, c’est pour la vie…[/access]
*Photo: Nassim S
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