Ce samedi 15 novembre, à Marseille, l’air du matin a la moiteur des soirs d’orage. Les sols battus par la pluie brillent de leur gras nacré. Le ciel est un Orangina arrosé de sirop de fraise. Il fait bon. La nuit fut plus rude. Cette météo sens dessus dessous a tué cinq personnes, dont une mère et ses deux enfants, dans le Gard voisin, comme on l’apprendra plus tard. « L’histoire du jour », page 4, dans le quotidien La Provence, relate la mésaventure arrivée à l’ex-conseiller communautaire Christophe Madrolle, numéro 2 national du Front démocrate, un parti de centre gauche créé fin septembre par l’ancien vice-président du MoDem et ex-Vert, le Marseillais Jean-Luc Bennahmias.
Le 13 novembre, alors qu’il prenait de l’essence à une station-service du boulevard Sakakini, dans le 5e arrondissement de la cité phocéenne, Madrolle a été victime d’une agression pour lui dérober sa carte bancaire et a reçu des coups au genou et à la jambe. Un individu s’est interposé, mettant en fuite le malfaiteur, au visage dissimulé par un casque intégral, et son complice, qui l’attendait sur une moto.
« L’homme qui m’est venu en aide est un policier de 32 ans appartenant à la Police aux frontières, la PaF, mais je ne l’ai su qu’après, car il était en civil, raconte l’agressé, joint par téléphone. Il a agi avec une grande maîtrise et beaucoup de courage, calmement. Il a levé les mains pour faire signe qu’il n’était pas armé. Heureusement que mes deux petites filles n’étaient pas là. » Cette page 4 de La Provence recense les faits divers survenus la veille ou l’avant-veille dans la région, pas tous, suppose-t-on. Ce jour-là, le « papier » principal informe qu’un Varois de 57 ans roulant en Alfa Romeo, visé par des tirs « à la sortie de Trets, en direction de Saint-Maximin », est décédé des suites de ses blessures dans un commerce où il s’était réfugié. La victime était connue de la police. À première vue, un règlement de comptes, le quinzième depuis le début de l’année, dans l’agglomération marseillaise, qui en avait totalisé 17 en 2013.[access capability= »lire_inedits »]
Banditisme. Qui se plaît à Marseille – et les raisons de s’y trouver bien ne manquent pas – sait que la deuxième ville de France et ses 850 000 habitants ne se résument pas à ce noir tableau de série B que la raison combat et que la passion entretient, avec, il faut le dire, la complicité du réel. Le cinéma ne s’en lasse pas : récemment, La French, de Cédric Jimenez, avec Jean Dujardin dans la peau du juge Michel parti seul en guerre contre le « milieu », mort assassiné en 1981. Il est cependant vrai qu’ici le meurtre se pratique sur un mode plutôt endogamique, entre trafiquants de drogue et si possible à la mythique kalachnikov, encore que, selon le journaliste Philippe Pujol, auteur du livre-enquête French Deconnection (éditions Robert Laffont), qui lui a valu le prix Albert Londres, on n’en compterait guère plus d’une cinquantaine. Mais, à côté de la kalach, le fusil de chasse reste une « valeur sûre ».
Le meurtre n’est pas tout, il y a le reste, les vols à la roulotte (dans des véhicules aux vitres baissées), à l’arraché, les cambriolages – ce qu’on appelle la petite et moyenne délinquance. Tout ce qui pourrit la vie des gens, les oblige à se tenir constamment ou presque sur leurs gardes, que ce soit sur la Canebière, dans les ruelles de Noailles, de Belsunce ou du Panier, les quartiers canailles au pourtour du Vieux-Port, plus méditerranéens que provençaux, où aiment à se rendre les férus du Lonely Planet, le New Yorker des touristes. C’est bien simple, en 2012, Marseille affichait une moyenne de 29 agressions par jour, selon les chiffres fournis à l’époque par un procureur de la République.
Les choses semblent aller mieux, grâce à une action des forces de l’ordre jugée plus efficace. Selon la préfecture de police, sur les neuf premiers mois de l’année, les arrachages de colliers et autres bijoux auraient spectaculairement chuté, de 64 % par rapport à 2013. Leur nombre s’établirait ainsi à « seulement » 357 – les soupçonneux doutent de la véracité de cette embellie. Ombre à ce tableau : pour la même période, les vols à la roulotte et les cambriolages ont, eux, augmenté, respectivement de 7 % et de 3,4 %.
L’insécurité et le sentiment du même nom, on le sait, se mettent mal en bouteille et encore moins en statistiques. À Marseille, toutes les causes possibles du « mal », sont rassemblées – la pauvreté, l’échec scolaire, les familles éclatées, un rapport à la France des plus problématiques pour nombre de « minots » franco-maghrébins ou franco-comoriens, un racisme latent doublé d’une fracture sociale ancrée géographiquement jusqu’à la caricature. Et puis Marseille, c’est Marseille, dirait l’impatient. Brigandage et braquages ne sont pas une vue de l’esprit. La métropole provençale n’a naturellement pas le monopole de l’insécurité. D’autres villes, de taille moyenne, comme Carcassonne, chef-lieu de l’Aude, ont la réputation d’être des lieux plus criminogènes encore.
Pour se protéger des agressions, on en vient donc à imaginer des parades.
« C’est le ras-le-bol, tout le monde a pris conscience de l’impuissance de l’État à assurer pleinement la sécurité des citoyens », constate Yannick, un officier de police en poste dans le chef-lieu des Bouches-du-Rhône, affilié à Unité police, un syndicat classé à gauche. Chez certains, surtout les commerçants, en première ligne au front de la rapine, la tentation de l’autodéfense est forte. « Parmi eux, ils sont toujours plus nombreux à s’armer et à essayer de se faire justice eux-mêmes », affirme le policier. On se souvient de ce bijoutier niçois qui, en septembre 2013, avait tiré contre ses deux braqueurs prenant la fuite avec le butin, tuant l’un d’eux. À l’époque, les réseaux sociaux avaient sonné la mobilisation générale : un million de « fans » avaient témoigné leur soutien au bijoutier, qui avait exercé son « droit » le plus élémentaire en cherchant à protéger son « gagne-pain ». Cette prise d’armes virtuelle a-t-elle eu un quelconque impact sur l’instruction judiciaire ? Mis en examen pour homicide volontaire, le commerçant, en possession d’un permis de détention d’arme au moment des faits, a bénéficié d’un non-lieu en juin.
L’an dernier toujours, deux semaines après le drame niçois, la chronique – la cronaca disent les journaux italiens, qui, dans le domaine, en connaissent un rayon – faisait état d’« un nouvel acte d’autodéfense », à Marseille, cette fois, dans les Bouches-du-Rhône. L’oncle du gérant d’un bar-tabac des quartiers sud de la ville avait tiré avec un fusil à pompe sur trois malfaiteurs armés et cagoulés. L’un d’eux avait été blessé à la jambe. L’arme utilisée était enregistrée en préfecture. Le procureur de la République retenait la légitime défense. Quinze mois après les faits, l’homme du bar-tabac, à qui nous téléphonons pour lui proposer un rendez-vous, demande qu’on le laisse tranquille.
C’est une petite armurerie du centre-ville, à Marseille, comme on n’en trouve sans doute plus beaucoup en France et en Europe. Elle possède une jolie devanture, dans des tons chauds un peu passés pour obtenir le côté vieillot. On y entre comme dans une mercerie. Il ne manque que le tintement d’une clochette. Le vendeur est un jeune homme affable et direct. « Le patron n’est pas là, prévient-il. De toute façon, il ne vous dirait rien, il ne parle pas aux journalistes, qui changent toujours ce qu’on leur dit. » Il confirme le constat de Yannick, l’officier de police. La législation française sur la détention d’armes à feu étant l’une des plus strictes du monde, « beaucoup de commerçants demandent à se défendre et souhaitent connaître la marche à suivre, explique-t-il. Après, je donne raison à ces gens-là, ils défendent leur pain, c’est tout. Beaucoup essaient d’avoir une arme au noir. Je leur dis : “Je ne peux rien pour vous”. » L’armurerie, elle, n’a « jamais » été braquée, assure le jeune homme sur le ton de celui qui n’a rien à se reprocher. « En vente libre, poursuit-il, vous trouvez les choqueurs électriques, dont la puissance varie entre 1 et 3 000 volts, la bombe lacrymo ou encore la matraque télescopique. Leur usage est extrêmement réglementé et doit naturellement être proportionné aux situations rencontrées. » Un homme, 35-40 ans, grand, barbe de trois jours, entre dans le magasin. Il demande à voir les choqueurs électriques, des « armes » de la grandeur d’un téléphone portable, munies de deux crochets métalliques qui, pour remplir leur office, doivent être en contact avec l’agresseur – « Ça ne marche pas à distance comme les Taser de la police », précise le vendeur. « Je viens ici pour me renseigner, annonce le client potentiel. J’ai un frère, à Nice, il a un choqueur électrique. Physiquement, il est un peu limité. Moi, je peux inspirer de la crainte, mais on ne sait jamais. On est dans une société où il y a de plus en plus d’insécurité. »
Le business de l’autodéfense est tout à fait légal et probablement rentable. Christian dirige un club de self-défense à Marseille, spécialisé dans le koroho, une technique qui travaille les « points de pression ». Parmi les clients et clientes du club, des victimes ou des témoins d’agressions – des vols à l’arraché ou des coups portés gratuitement. « Leur but, en venant ici, est d’évacuer le traumatisme subi, de reprendre confiance en soi, explique le gérant du club. J’ai notamment une jeune ado qui a été volée et poussée par terre. Une autre personne a assisté à un braquage. Les femmes parlent plus facilement que les hommes de leurs douleurs physiques mais surtout mentales. » Christian se défend de les transformer en justiciers : « Je suis toujours dans le respect de la loi. Il s’agit de gérer son agressivité physique ou verbale. J’enseigne les attitudes à avoir, j’encourage la négociation, de façon à ne pas en venir aux coups. Exemple tout bête : les embrouilles entre automobilistes, qui peuvent vite dégénérer. »
Une conception presque chrétienne de l’autodéfense qui fera ricaner les « vrais durs ». Pourtant, le plus important est de garder son sang-froid, affirment les professionnels du secteur. Non seulement pour rester en vie, mais plus encore peut-être pour éviter les ennuis judiciaires.
Yannick, près de trente ans dans la police, s’est un temps occupé de la formation des commerçants de Nîmes à la gestion de situations critiques, dans le cadre d’un contrat local de sécurité : « Je travaillais avec eux sur les émotions. J’essayais de leur faire comprendre que l’ego, lorsqu’il est humilié, est mauvais conseiller, que dans les situations de haut stress le mieux est d’obtempérer et d’observer les agresseurs de manière à élaborer par la suite des portraits-robots. On faisait des jeux des rôles, je débriefais ceux qui avaient été victimes de braquage. »
La police ne peut pas tout. Yannick est bien placé pour le savoir, mais il trouve que l’institution qu’il sert joue un peu trop les démissionnaires. Si on en a fini, paraît-il, avec la « politique du chiffre » initiée par Nicolas Sarkozy, aujourd’hui, on aurait tendance à minimiser voire à nier la gravité de certains faits en les « sous-qualifiant ». « Prenons l’exemple d’une porte forcée au pied-de-biche, avance Yannick : soit on cherche à connaître l’auteur et le motif de cet acte, manifestement une tentative de vol, soit on le range dans la catégorie “dégradations”, ce qui allège les tâches de la police mais ne fait pas du tout l’affaire des victimes, aux prises ensuite avec leur assurance. C’est pourquoi celles-ci ont désormais pris l’habitude d’exagérer la gravité de l’infraction subie. »
« Shooter ou pas shooter ? », se demande dans son jargon de ballon rond le fonctionnaire de police appelé à trier dans la pile de plaintes. Voilà apparemment comment on s’y prend pour augmenter le taux d’élucidation, en « shootant » les affaires dont on pense qu’elles ont peu de chances d’être résolues. Le procédé semble vieux comme l’administration. Alors, pour prévenir les cambriolages, la police incite les particuliers à se suréquiper en matériel de vidéosurveillance. « C’est une manière de les culpabiliser en cas d’hésitation ou de refus de leur part », estime Yannick. On vous avait prévenus, les proprios !
Certains s’organisent, à l’image des initiateurs de Voisins vigilants, une association née il y a dix-huit mois. « Le résultat est inespéré, se félicite Maurice Forini. On ne déplore pratiquement plus de cambriolages. » Marseillais originaire de Corse, Forini est un ancien officier de police aujourd’hui à la retraite ; les caïds, ça le connaît ! Abord sympathique et tutoiement facile, Maurice est propriétaire d’une maison dans un « noyau villageois », un ensemble de 62 villas situé dans les 15e et 16e arrondissements de Marseille, autrement dit au milieu des fameux quartiers nord. Un Bronx avec ses « citadelles » de barres et de tours, où prospèrent les trafics en tout genre sur fond de misère sociale, de bonheur aussi, quelquefois, mais également ses portions de garrigues et ses « villages », des plus modestes aux plus coquets.
Avec d’autres résidents et en coopération avec les services de police, Maurice Forini gère un secteur portant l’estampille « Voisins vigilants », structure créée sur une base citoyenne et participative, dont le but est de dissuader les cambrioleurs de passer à l’acte. Sur son site, l’organisation revendique l’adhésion de 3 000 communautés à son dispositif à travers la France, et la demande ne tarit pas. Un Voisins vigilants ouvrira prochainement ses portes, si l’on peut dire, à Gonesse, dans le Val-d’Oise. Ce « maillage citoyen » consiste en une surveillance mutuelle, où les SMS tiennent un grand rôle. L’information circule en réseau et remonte la voie hiérarchique jusqu’à la police.
Le secteur du Mont d’Or, où vit Maurice Forini, est divisé en trois sous-secteurs. Des pancartes rectangulaires jaune et noir, disposées ça et là sur des poteaux, ainsi que des autocollants apposés sur les boîtes aux lettres ou les portails, indiquent que l’œil est ici aux aguets. Avis aux Roms et aux jeunes des cités alentours, ces visiteurs indésirables, « les “petits jeunes”, comme les appelle Maurice, avec la petite sacoche et le tournevis à l’intérieur, avec le capuchon sur la tête et les lunettes noires sur le nez ».
« Bonjour Émile, je te dérange ? », lance l’ancien officier de police, par-dessus un portail, à l’un des Voisins du Mont d’Or. Émile, anciennement cadre dans la pétrochimie, également à la retraite, a déjà été cambriolé. « Ils sont venus quatre jours de rang, raconte-t-il. Ils ont pris une caisse à outils. C’étaient des Roms, je le sais, ils ont emporté avec eux la couverture qui était sur la caisse à outils. » Depuis, Émile a installé un portail métallique plus haut que l’ancien, à claire-voie. Ni lui ni son ami Maurice ne disent pour qui ils votent, mais tous deux attirent l’attention sur le fait qu’aux dernières municipales le Front national était premier au Mont d’Or. Émile voit à regret Marseille « s’africaniser ». Pour autant, il paraît presque fier d’annoncer que le lotissement de 62 villas compte « quatre familles arabes ».
La sénatrice et maire des 15e et 16e arrondissements, Samia Ghali, candidate malheureuse aux primaires socialistes d’avant les municipales, soutient Voisins vigilants. « Là où ça a été mis en place, c’est très efficace. Les voyous n’aiment pas qu’on les surveille », dit-elle. Décrite comme une femme à poigne, le regard parfois intimidant, elle chasse objections et critiques : « Voisins vigilants, c’est de l’entraide, ce n’est pas de l’autodéfense, ni des patrouilles, et encore moins des armes, assure-t-elle. Quand il y a une voiture qui stationne trop longtemps, on le signale. » En 2012, Samia Ghali avait souhaité l’intervention de l’armée dans les cités pour mettre un terme aux trafics. La même année, elle n’avait pas accablé un groupe d’habitants de condition modeste qui, gagnés par le ras-le-bol, avaient incendié un campement rom, « après que ses occupants en furent partis », précise-t-elle.
Voisins vigilants présente a priori moins de risques de dérapage. Toutefois, le dispositif n’est probablement pas aussi pépère que Samia Ghali le décrit. Il arrive que des Voisins, plutôt que de rester chez eux à épier, cachés derrière le rideau de la cuisine, fassent un peu la police : ils se montrent face à des personnes « suspectes », s’enquièrent de la raison de leur présence. Quoi qu’il en soit, pour le journaliste marseillais Philippe Pujol, cette vigilance citoyenne encouragée par les pouvoirs publics constitue « un gros aveu d’échec de la préfecture de police : on demande à des gens sans expérience d’analyser des situations complexes. C’est dangereux. Et puis ça permet à certains qui traînent des casseroles de se racheter une conduite à moindres frais. S’il y avait une police de proximité, les faits constatés seraient très vite traités ».
Philippe Pujol a peut-être raison sur les principes. N’empêche, l’efficacité du dispositif semble réelle. Du moins jusqu’à l’entrée des cités. Les seuls « yeux » tolérés dans les tours sont ceux des « choufs », les « petits » qui préviennent les « grands » à l’approche des « étrangers », suspects chez les suspects. Samia Ghali en convient, tous en conviennent, comme si on changeait soudainement de dimension : un panneau « Voisins vigilants » plaqué là, au rez-de-chaussée d’un immeuble, serait incongru. De ce situationnisme sauce « samouraï », Tarantino ferait sûrement quelque chose.[/access]
*Photo : JEROME MARS/JDD/SIPA. 00622579_000001
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