Accueil Culture « Kaizen »: l’Everest, sa cohorte de prétendants et la philosophie des cimes

« Kaizen »: l’Everest, sa cohorte de prétendants et la philosophie des cimes

"KAIZEN: 1 an pour gravir l'Everest !" cumule plus de 30 millions de visionnages sur YouTube


« Kaizen »: l’Everest, sa cohorte de prétendants et la philosophie des cimes
Inès Benazzouz dit Inoxtag © Mathis Dumas

L’époque où la beauté des cimes était réservée à des initiés semble désormais révolue. L’influenceur Inoxtag mérite-t-il l’avalanche de critiques qui déferlent sur lui?


Jusqu’alors, la haute montagne, celle dont personne ne ressort vraiment indemne, était principalement associée aux noms de Maurice Herzog et de Louis Lachenal, qui mirent l’Anapurna à leurs pieds, de Roger Frison-Roche, aux romans écrits sur des lignes de crêtes, ou encore de Sir Edmund Hillary et de son sherpa, Tenzing Norgay, qui vainquirent l’Everest un jour de mai 1953. Elle était une affaire de sportifs aguerris et de spécialistes ; elle se parait de ce mystère dans lequel nous plongent le risque, les pentes raides, le froid et l’effroi ; surtout, elle nous emmenait dans un imaginaire appelant à la philosophie. 

Toujours plus loin, plus fort, plus vite, jusqu’au bout de l’extrême limite

Avec le succès dans les salles et en ligne de Kaizen, la montagne est un peu moins de tout cela et, au fond, c’est le principal des reproches que l’on devrait formuler au documentaire. Si les images donnent le vertige, autant par leur beauté que par la profondeur des crevasses, le récit est formaté pour une époque habituée à la dramatisation outrancière, aux coachings de vie, à la morale factice et l’exposition de soi – en l’occurrence, celle de l’auteur et principal acteur, l’influenceur Inoxtag.

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Celui-ci ne mérite pourtant pas l’avalanche de critiques qui déferlent sur lui : le jeune homme au cœur de l’action fut longtemps habitué à son canapé et féru de jeux vidéos avant de se trouver une auguste destinée en même temps qu’il décidait de gravir l’Everest. Plus de deux heures durant, on le voit s’entraîner, repousser ses limites, être transformé. Et forcément, cela ne plaît ni aux puristes ne pouvant souffrir qu’un non-initié devienne alpiniste en l’espace d’un an, ni aux féministes – ainsi en est-il du « il n’y a pas beaucoup de femmes dans le documentaire » de Léa Salamé – , ni aux prétentieux qui se pensent dépositaires de la nature immaculée.


Il ne nous empêchera toutefois pas de penser qu’il est des endroits qui jamais ne devraient être explorés, déflorés, piétinés, encore moins devenir des destinations prisées – nous dirions « touristiques » si nous n’avions autant de respect pour la dimension sportive de l’exploit. La cohorte se massant à quelques encablures du sommet transforme les toits échancrés du monde en estrades pour selfies et les voies célestes en autoroutes des vacances. Là, tout ne semble soudainement être qu’agitation, vanité et pollution, au lieu d’être calme, humilité et plénitude.

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Après avoir vu Kaizen, et fantasmé que chacun pouvait mettre l’Everest à sa porte, on se replonge, dans un réflexe presque pavlovien, au cœur des ouvrages de Sylvain Tesson qui écrivait par exemple, au détour de l’un de ses périples : « Je croyais m’aventurer dans la beauté, je me diluais dans la substance. Dans le Blanc tout s’annule, espoirs et regrets ». Ou dans les romans de Frison-Roche, dont Premier de cordée et La grande crevasse, pour beaucoup les premiers rendez-vous littéraires avec la grande aventure. 

A leur prêter une âme, les sommets altiers désireraient sans doute réserver leurs charmes impitoyables aux sages encore aptes à les contempler et la montagne souhaiterait peut-être être gravie par les téméraires en mesure de lui adresser des mots emplis de philosophie. Mais l’époque où la beauté était réservée aux happy few est désormais révolue. Et les terra incognita ne sont, de toute façon, plus de ce monde.




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