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Inhibons-nous !
Penser le dispositif des commentaires sur les sites Internet.
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Penser le dispositif des commentaires sur les sites Internet.

Les commentaires sur les sites internet constituent un dispositif qui mérite d’être pensé. Voici quelques éléments.

La première question est celle du destinataire. À qui nous adressons-nous ? Parfois à l’auteur d’un texte – cyber-aristocrate local particulièrement antipathique –, parfois à un ou plusieurs autres commentateurs. Mais, simultanément, tous ces échanges sont destinés à un public imaginaire, à l’ensemble abstrait des visiteurs inconnus du site. Il s’agit donc d’échanges écrits présentant l’apparence d’échanges personnels, intimes, mais fondamentalement mis en spectacle, exhibés à une multitude de tiers inconnus. Comme si nous ne pouvions désormais parler à notre voisin que lorsque nous avons la certitude que tout le voisinage est perché à ses fenêtres pour épier nos paroles. Comme si nous nous sentions seuls lorsque nous sommes seulement deux. Ce dispositif a une vocation manifeste à attiser notre tendance à « faire le malin », dans laquelle Charles Péguy voyait le vice cardinal des Modernes – et qui n’a certes pas attendu ce dispositif pour prospérer dans nos pauvres âmes.

[access capability= »lire_inedits »]À l’intérieur de ce dispositif, nous accomplissons nos prouesses sous couvert d’un enivrant anonymat. Nous nous exposons aux insultes et à la dérision des autres commentateurs, mais l’inhibition liée à la présence réelle d’un autre être humain – à la possibilité de se faire casser la gueule, en somme –, qui nous inspire le plus souvent une belle retenue, est levée par le dispositif. Le peuple des commentateurs ne se recrute nullement parmi les plus haineux d’entre nous. C’est le dispositif lui-même qui porte la méchanceté humaine triviale à incandescence, à des intensités de haine inusitées.

L’usage des pseudonymes instaure une dimension ludique, un jeu de masques. Simultanément, nos pseudonymes produisent un effet d’abstraction. Ils irréalisent les commentateurs. Les commentateurs ne cessent pas une seconde d’être réels. Mais le sentiment de réalité que nous avons les uns des autres, lui, s’étiole passablement. La désinhibition produite par le dispositif tient en second lieu à cet affaiblissement du sentiment de la réalité des autres. Quand deux personnes se connaissent par leur nom, leur propension à l’insulte est beaucoup plus modérée. Insulter un pseudonyme, en revanche, ne semble pas prêter à conséquences. Le diktat ludique imposé par le dispositif me fournit une justification supplémentaire pour m’autoriser à déverser sur des inconnus l’agressivité que je n’ai pas laissé s’exprimer dans ma vie réelle.

Fréquemment, les commentateurs échangent, dans un premier temps, des insultes ludiques. Le jeu monte peu à peu en intensité – excité par les regards des inconnus qui observent la joute dans les gradins invisibles – puis atteint soudain un seuil où le plaisir du jeu, parfois presque innocent, disparaît d’un seul coup pour céder la place à un déchaînement de haine froide, réelle, impitoyable. Ce basculement donne à penser que, précédemment, ils s’abusaient quant au caractère factice de leur haine. Ils s’abusaient en imaginant que le petit jeu de la désinhibition est insignifiant, inoffensif et que chacun en reste maître comme il veut. «  Ils faisaient semblant de faire semblant » de se haïr, selon la formule chère à Mehdi Belhaj Kacem.

Nous qui sommes parfois des commentateurs, nous qui devenons parfois des commentateurs, lisons Un Cœur intelligent. Dans le chapitre consacré à l’Histoire d’un Allemand de Sebastian Haffner, Alain Finkielkraut analyse le bref moment où Haffner, de son vrai nom Raimund Pretzel, succombe très provisoirement au pouvoir de séduction du nazisme. Finkielkraut écrit à propos de cet homme : « Ce n’est pas l’uniforme qui a été sa perte, c’est l’informe ; ce n’est pas le règlement, c’est la récréation ; ce n’est pas la contrainte, c’est le chahut ; ce n’est pas l’ordre disciplinaire, ce sont les vannes de dortoir. […] Pour désigner cette action insidieuse qui joue sur les deux registres du défoulement et du mimétisme », Haffner invente un verbe : « Nous avons, dit-il, été encamaradés. […] Avec l’encamaradement, Haffner a mis au jour un territoire très fréquenté de l’existence, une possibilité présente et bien vivante du monde humain. […] Et il faudrait être sourd pour ne pas entendre déferler aujourd’hui son grand rire avilissant et fusionnel. »

L’horreur du « sympa » n’est pas le fait de notre seule époque. Si une grande part de la jeunesse allemande a été séduite par le nazisme, c’est en partie parce qu’il a existé un sympa nazi. Un faux sentiment de Commun fondé sur l’avachissement des êtres dans la désinhibition collective. Pour se tenir chaud. Une camaraderie de l’abjection.

Cyber-camarades de tous les pays, allons un peu prendre l’air – soyons doux et réels ! Cyber-camarades de tous les pays, inhibons-nous ![/access]

Octobre 2009 · N°16

Article extrait du Magazine Causeur



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