Thomas Bernhard (dont le ressassement ne me passionne pas) qualifiait Ingeborg Bachmann (qui me concerne) de «poétesse la plus intelligente et la plus importante que l’Autriche ait produite au cours du XXème siècle». On a vérifié. On entérine.
« C’est grâce à toi, Ingeborg, grâce à toi. Un mot de toi – et je peux vivre » (Paul Celan)
Quitte-t-on jamais Ingeborg Bachmann, une fois qu’on l’a rencontrée (« lue », si vous préférez) ? Non. On ne quitte pas Ingeborg Bachmann. Et elle non plus. Je veux dire : elle non plus ne nous quitte pas. Elle devient une présence, une façon d’être au monde, jamais loin, présente en conscience : on sait qu’elle a existé, on sait que « cela » se tente, quitte à se… brûler. On sait que « c’est » possible. Dangereux – mais possible. Sa tentative devient alors une tentation. Une direction. Une voie. Combien sont-ils (elles) à avoir réussi cela : incarner un chemin, l’inventer (sens strict) ? On n’oublie jamais Ingeborg Bachmann (1926-1973).
Elle fut une des femmes écrivains les plus intenses et ardentes du XXème siècle. Sa fin tragique, brûlée vive (accidentellement ? probable, jamais tranché) dans son appartement de Rome, est connue. Son sens du Péché et du Mal, la violence de ses héroïnes, l’ont conduite à reconnaître en Dostoïevski, son maître. Sa quête de vérité dans l’art (« rude maîtresse ») la fait parente d’écrivains aussi intransigeants que Virginia Woolf, Emily Dickinson, Clarice Lispector ou Sylvia Plath – chacune requise par un sentiment d’absolu qui corrode toute réalité. Son amour pour Paul Celan, son âme-sœur dont la rencontre (Vienne, 1948) fut un destin (« fatum » – qui donne « fatal »), dit assez les débats qui l’agitent au mitan du siècle, en Autriche où elle est née, et en Allemagne.
A Berlin en particulier, où elle passera nombre d’années avant de s’exiler. Tantôt à Paris, où elle retrouvera parfois Celan. Tantôt, souvent, longtemps, en Italie (de 1953 à 1957, puis à nouveau à Rome, de 1965 à 1973), où après avoir – presque – cessé d’écrire de la poésie (en 1956, après la publication de Le Temps différé et Invocation de la Grande Ourse) et imposé sa voix sensuelle, cérébrale, lyrique, elle fomentera ses chefs d’œuvre : La Trentième année (nouvelles, 1961), Malina, son seul roman achevé (1971), histoire d’amour dingue (« Espérons que ce sera un livre qui finit bien. / Espérons-le ») et Trois sentiers sur le lac (1972), cinq histoires de femmes (et d’exil) à Vienne : « un des grands recueils narratifs » du XXème siècle, écrivait Pietro Citati (on confirme, si l’on ose).
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Pas d’espoir de salut chez Bachmann – n’était, peut-être, à l’extrême fin de sa vie, dans le dernier récit de Trois sentiers : là, elle esquisse une réconciliation avec l’Autriche maternelle et avec la figure paternelle (traumatisme, son père fut « exclu du corps enseignant pour son appartenance au parti nazi pendant la guerre »). Mais alors il est bien tard, et la fin est proche. A propos de Celan (1920-1970, suicide), elle écrira : « Ma vie est finie, car il s’est noyé dans le fleuve au cours du transport, celui qui était ma vie. Je l’ai aimé plus que ma vie ».
La biographie que lui consacre Hans Holler est la première dont nous disposions. Elle a le mérite de donner un aperçu assez complet de la vie et de l’œuvre de Bachmann. Elle revient, par exemple, longuement, sur le mariage (jusqu’en 1962) de Bachmann avec l’écrivain suisse Max Frisch – que Celan n’aimait pas, à cause d’un soupçon d’antisémitisme irrédentiste entre autres. Sur les rapports de Bachmann, Paul Celan et Ilse Aichenger avec le Groupe 47, pépinière de nouveaux écrivains de langue allemande qui allaient, bon gré mal gré, affronter les problèmes de l’après-guerre, du nazisme et de la subséquente « souillure » de la langue allemande. Holler analyse aussi le malaise (existentiel) qu’y éprouva en mai 1952, lors d’une séance de lecture de ses poèmes devenue fameuse, Paul Celan – qui ne devait plus y revenir. Et s’attarde sur d’autres figures, moins connues en France (Hans Weigel) mais fondamentales dans la vie de la littérature après-guerre en Allemagne.
De ces enjeux, cette intertextualité, ces dialogues d’œuvre à œuvre (avec Frisch, Celan, Brecht, Weigel, Christa Wolf, e.a.) Holler dit tout. Il n’oublie pas de souligner combien les soubassements de l’œuvre sont philosophiques. Docteur en philosophie en 1950 (« La réception critique de la philosophie existentielle de Martin Heidegger »), Bachmann a écrit des études sur Musil et sur Wittgenstein (le fameux « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde » du Tractacus devient, dans La Trentième année, « Pas de monde nouveau sans langage nouveau »). Mais sa profession de foi, nodale dans l’évolution de sa poétique, est : « L’expérience comme seule maître ». En vertu de laquelle, comme Celan, elle ne pourra jamais faire abstraction de la corruption politique de Heidegger.
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Coda : Cécile Ladjali, dans Ordalie (Actes Sud-Babel), a tenté de restituer, sur un plan romanesque, la fécondité de la rencontre (et l’histoire) de « Paul et Ingeborg » : « Leur histoire d’amour accompagnera l’œuvre de Bachmann jusqu’à sa mort ». Tentative incarnée (habitée), sensible, poétique : réussite.
Précisons que, comme presque toujours, le talent des « commentateurs-exégètes » d’une œuvre géniale est contaminé par le génie de l’œuvre commentée (citons, pour Bachmann, Françoise Rétif, Bertrand Badiou, Barbara Wiedemann, Philippe Jaccottet, traducteur de Malina en 1973, etc.). Oui, contaminée : si l’on veut éviter le génie, il faut s’en prémunir. Le contraire est possible : le fréquenter. Et s’en trouver presque grandi… qui sait ? L’espoir…
Autre précision : est-il nécessaire d’écrire deux fois Malina ? Non : Malina suffit à justifier, en partie, la vie de Bachmann, et elle savait cela. Il n’y a pas eu de « deuxième roman ». Il y eut d’autres écrits – mais pas d’autre roman, qui répète(rait) le premier. Bachmann avait une conscience précise de l’économie de son écriture, et de son oeuvre. J’y pensais en considérant la pléthore de publications, souvent passionnantes, de la rentrée (littéraire). Et d’autre part, quelques-uns de ces romans qui paraissent tous les 2-3 ans, sans nécessité intime sinon celle de « paraître » – aux deux sens de « publier » et de « presque être ». Si certains écrivains pensaient plus souvent à Malina ou à Gatsby, peut-être écriraient-ils moins, peut-être seraient-ils plus nécessaires (je mets de côté Balzac, Aragon, et quelques autres – leur génie polymorphe a ses propres lois). Écrire LE livre, plutôt que DES livres. Voilà à quoi je pense quand je pense à Bachmann et à Malina. Bachmann savait. Son intensité vient aussi de cela – qu’elle sait, éprouve. Non, Ingeborg ne sera pas à la prochaine rentrée : elle n’est jamais partie. Pas de rentrée pour Ingeborg.
Ultime précision : « écrivain », « écrivaine » – le deuxième m’est moins naturel, d’où… mon choix, personnel donc.
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