En 2017, Eric Vuillard a eu le prix Goncourt pour L’ordre du jour, un récit qui revenait sur l’Anschluss. Son dernier livre, Une sortie honorable (Actes Sud), revient sur la guerre d’Indochine avec un certain mépris pour les hommes de pouvoir. Poujadisme de gauche ?
Coincée entre la Seconde Guerre mondiale et une guerre d’Algérie qui se partagent toutes les passions du débat politique aujourd’hui encore, la guerre d’Indochine est le parent pauvre des manuels scolaires, abordée à la hâte comme un préambule à la guerre du Vietnam (déjà plus cinégénique).
L’exception Mendès France
Elle a aussi eu le malheur d’avoir lieu sous une République mal-aimée, la Quatrième, avec aux commandes des personnages pas toujours sexy : Antoine Pinay, Henri Queuille, Edouard Herriot. Une bonne partie du dernier ouvrage d’Eric Vuillard se déroule dans les travées de l’Assemblée nationale, où l’on croise des parlementaires grassouillets, surtout occupés à déboutonner leur veston pour respirer un peu. L’auteur n’hésite pas à faire de riches notices généalogiques pour nous renseigner sur le pedigree de tel député, dont on n’ignorera rien de l’ascension familiale depuis le XVIème siècle. Dans ce marécage de poussahs ridicules, un seul personnage trouve grâce aux yeux de l’auteur : Pierre Mendès France, qui dès 1950 et au lendemain de la défaite de Cao Bang, fait le diagnostic juste et prévient ses collègues : « Pour parvenir à nos objectifs militaires […], nous aurons besoin de trois fois plus d’effectifs sur place, ce qui veut dire : trois fois plus de crédits ».
Eric Vuillard arrive même à trouver « dans le visage de Mendès quelque chose de rassurant et d’inquiet, de fragile et de cartésien, de coriace et d’hésitant, qui faisait son charme ». Observez bien la prochaine fois que vous prendrez bus ou métro qui a dans le visage quelque chose de cartésien et qui ne l’a pas…
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L’auteur commence alors une longue phrase, parsemée de points-virgules, censée nous restituer l’effet de son discours dans son propre crâne : « Pas à pas, tout au long de son discours, il s’était éloigné des positions de son parti, des positions de l’immense majorité de l’Assemblée, de ses propres positions mêmes, de toute sa politique antérieure, de celles de son milieu, de sa classe sociale, de celles de la grande coalition à laquelle, sans se le dire, il appartient, de celles qui devaient lui permettre d’occuper un jour la place qu’il méritait, que tout le monde s’accordait d’ailleurs à lui prédire, et qui était la première, la présidence du Conseil ; et il sentait soudain en lui comme un blanc, une brèche entre ce qu’il pouvait être et ce qu’il était, entre ce qu’il espérait devenir et ce qu’il deviendrait, entre ce qu’il croyait et ce qu’il avait défendu, entre les siens et lui ; et la certitude de ce qu’il venait de dire l’envahit entièrement, il sut qu’il n’aurait absolument pas dû dire ça, que c’était en somme la dernière chose à dire, qu’il l’avait certes dite habilement, avec modération, dans les formes en usage, sans prononcer les noms qui fâchent, sans parler ni de colonialisme, comme Pierre Cot ce matin, ni du Viêtminh, ni d’Hô Chí Minh, et même en évoquant respectueusement nos soldats, notre armée, le désastre de Cao Bang, d’un ton après tout pas si éloigné de celui de Daniel Mayer, d’un ton que le vieil Herriot n’aurait sans doute pas renié, et cependant, il l’avait dit ; il avait alors pris une position nouvelle, radicalement isolée ; et il sut aussitôt qu’il n’aurait pas pu dire autre chose ». Le reste de l’ouvrage n’est pas aussi pénible à lire.
Une histoire oubliée
Le livre se veut surtout un peu piquant, avec des petites allusions à des polémiques des années 2017-2018 : « la Revue des deux mondes, qui a toujours été généreuse » ; « nul quartier, nulle vie sociale européenne [à Cao Bang], pas un seul premier de cordée ».
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Des allusions encore fraîches dans la mémoire du lecteur de 2022, mais qui paraitront un jour peut-être aussi lointaines que les petites phrases des députés poujadistes des années 50…
Quand il évoque Christian de La Croix de Castries, commandant du camp de Dien Bien Phu, l’auteur ne peut pas s’empêcher de faire un détour par les illustres ancêtres de la famille et par Henri de Castries, récemment encore PDG d’Axa mais né trois mois après la défaite cuisante de mai 1954. Il y a finalement beaucoup de gens pas nés au moment des faits dans ce petit récit historique de 200 pages.
Grand absent de l’ouvrage : le camp d’en face
Le grand absent de l’ouvrage, c’est quand même le camp d’en face.
L’auteur passe du cerveau de Pierre Mendès France à l’estomac d’Edouard Herriot mais ne s’aventure pas à chercher ce qui se trame au même moment dans la tête d’Hô Chí Minh ou du général Giap, chef de l’armée populaire vietnamienne. Celui-ci n’est évoqué qu’une fois lorsque le général Navarre, terré dans le camp retranché de Dien Bien Phu et alors que le désastre n’a pas encore commencé, relit le Précis de l’art de guerre d’Antoine de Jomini et découvre qu’il ne faut surtout pas stationner son armée comme il est en train de le faire. Il repense aux autres généraux français, personne n’aurait pu lui rappeler cela ? « Plus personne ne lit Jomini » ; ah, si, peut-être un, Vo Nguyên Giap. « Ah ! oui, celui-là a sans doute lu Jomini, et Vauban aussi et toutes ses théories sur les sièges ; ah, on a peut-être mal fait de leur apprendre à lire à ces Vietnamiens, et dans notre langue ! » Les dangers de l’assimilation…
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Tous gras, tous moches, tous cons
L’auteur ne cache pas un certain mépris pour les notables de la Quatrième République, militaires ridicules, députés bedonnants.
Pour décrire le degré d’entre-soi au sein de la bourgeoisie de l’Ouest parisien, il prend un ton ethnographique, sûr de son effet comique mais finalement un peu lourd. Il tente un jeu de mot douteux avec le nom de Cabot Lodge, ambassadeur des États-Unis aux Nations unies : « Ils sont faits pour ça les Cabot, depuis que leurs ancêtres ont posé une bonne fois pour toutes leurs gigots sur un fauteuil confortable après avoir gagné assez de pèze pour ne rien foutre pendant une bonne centaine de générations, depuis qu’ils font partie de la bonne société, ils jabotent ». Tous gras du bide, tous moches, tous cons, tous pourris : il y a un petit quelque chose de poujadiste de gauche dans cet ouvrage ; pour un peu, le visage de Monique Pinçon-Charlot vous apparaitrait comme apparaît celui de Giap dans l’esprit de Navarre coincé à Dien Bien Phu.
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