Dimanche soir au Masque et la Plume, un quarteron de critiques est passé complètement à coté du dernier Philip Roth[1. Seule exception à la curée, Nelly Kaprièlian des Inrocks, comme quoi…]. La chose serait préoccupante si quelqu’un accordait encore un quelconque crédit à Jérôme Garcin. Saisissons toutefois, une occasion comme une autre de défendre The Humbling, Le Rabaissement en français, un grand Philip Roth, en le remettant notamment dans son contexte. On aimerait que Roth écrive à nouveau des « pavés » comme Le Théâtre de Sabbath, mais il faut reconnaître à ses derniers romans une adéquation parfaite entre le fond et la forme. Rien ne proclame mieux que « la vie de l’homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève » (Hobbes) qu’un roman de cent pages dont le héros meurt à la fin – ou au début.
De prime abord, le contraste entre le précédent roman, Indignation et Le Rabaissement est saisissant. Marcus Messner était un étudiant fougueux de 19 ans, mort démembré lors de la guerre de Corée, Simon Axler est un tragédien diminué et suicidaire d’une soixantaine d’années. Pourtant les deux romans ont en commun leur thème central: la révolte impossible, l’indignation ruineuse du héros. Il y a dans Le Rabaissement, des pages magnifiques sur la dépression et le suicide, angles sous lesquels Roth avait encore peu abordé le naufrage de la vieillesse, mais ça n’est pas le sujet essentiel du roman. Dans Indignation, Messner se rebellait contre la bienséance puritaine, dans Le Rabaissement, Axler s’indigne de devenir vieux.
Dimanche soir, le caquètement outré des critiques qui tous soulignèrent qu’il était question dans le roman d’un godemiché vert faisait penser à Angelo Rinaldi s’offusquant de la crudité des romans de Roth. Ce qui étonne le plus dans les réactions des critiques c’est leur surprise à découvrir chez Roth de sordides histoires de cul et de mort. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’il met en scène de vieux hommes qui refusent d’attendre la mort les bras croisés et le pantalon remonté, le thème est devenue une obsession.
Spoiler alert : Roth est constant et inflexible dans son pessimisme. Le Rabaissement est une effroyable tragédie, les choses finissent mal pour Axler, mais comment ne pas s’en douter ? Il n’y a pas un roman de Roth qui se termine en happy-end. Le roman s’ouvre sur une référence transparente – dans le contexte du théâtre – à ce que les Anglo-Saxons appellent « Chekhov’s gun », principe hérité du dramaturge russe selon lequel si une arme à feu est introduite au premier acte d’une pièce de théâtre, elle sera utilisée au dernier. Lorsqu’on lit, trois pages après le début du roman, qu’Axler garde, au frais dans son grenier, un fusil et que pas un jour ne passe sans qu’il songe à mettre fin à ses jours, on peut craindre que le fusil revienne au dernier acte.
Oui, Roth est cruel et il a sans doute fait beaucoup de peine à nos amis fleur bleue. Les critiques n’ont pas cru à l’idylle d’Axler et de Pegeen (« de vingt ans sa cadette! » s’offusquèrent-ils). Well, duh ! comme disent les jeunes américaines, bien sûr qu’on ne croit pas un instant à la rédemption du héros par l’amour, d’abord parce qu’on a peut-être lu le cycle Kepesh, ensuite parce que Pegeen est lesbienne et compte bien devenir un homme et qu’enfin Roth a pris la peine de saturer ses pages d’une crudité pornographique granguignolesque qui est un signe qu’aucun sentiment authentique n’est en jeu, que l’amour est une mauvaise blague, une farce terrible et risible. Comme Kepesh avant lui, Axler perd Pegeen à la suite d’un plan à trois avec une autre fille.
Pour Kundera, le kitsch, c’est « le refus de la merde », et à travers son œuvre, Roth n’a de cesse d’illustrer son refus du kitsch et du mélodrame. La pornographie, depuis Portnoy’s Complaint est chez lui un moyen de souligner que la primitivité, l’animalité fondamentale des humains ne disparaissent jamais derrière les grands sentiments. Mort au kitsch donc et oui au cul et à l’abject (au sens où l’emploie Kristeva dans Pouvoirs de l’horreur) comme révélateurs que quelque chose ne tourne pas rond; on se rappelle que Mickey Sabbath tentait de ne faire qu’un avec sa compagne en lui urinant dessus ou que David Kepesh était prêt à boire le sang menstruel de Consuela. Le cycle Kepesh qui commence par un sein géant et se termine par la mammectomie de cette dernière illustre parfaitement le fait que Roth rejette la possibilité d’une réconciliation du héros avec le monde comme irréaliste et romantique[2. Dans La Tache,Coleman Silk soulignait déjà que l’Iliade et partant toute la littérature occidentale commençait avec « la colère ruineuse d’Achille ».].
Ce qui dérange dans les derniers romans de Roth, c’est l’inadéquation entre l’impuissance de ses vieux personnages – presque tous opérés du cancer de la prostate – et leur appétit sexuel débordant. C’est en fait, qu’il s’agit pour eux de ne pas quitter la vie sans un combat. Mais lorsque le héros vieillissant s’avise de se révolter contre les ravages du temps, c’est aussi la société qui lui tombe dessus. On pense à Yeats[3. Le titre La Bête qui meurt est lui-même tiré de Yeats.] en lisant les derniers Roth. Dans son vieil âge le poète s’était fait une spécialité de professer son désir à la face d’un monde qui commençait à trouver ça déplacé en s’écriant par exemple « Why should not old Men be Mad » et, dans le poème, « The Spur »: « You think it horrible that lust and rage / Should dance attention upon my old age ».
Roth, en pourfendeur du politiquement correct – qu’il soit progressiste ou puritain – s’attelle aussi, dans Le Rabaissement, à l’épineuse question du genre souvent prise en otage aux Etats-Unis par les gender studies dans les universités. Axler a ainsi pour rivale la doyenne de l’Université locale, jalouse et possessive jusqu’à l’hystérie. Surtout, l’hubris d’Axler est de croire qu’il pourra convertir une lesbienne et lui faire un enfant. Les sentiments sont bien impuissants face aux réalités inexorables que sont en dernière instance l’identité sexuelle et la déchéance physique.
Alors oui on se doute que le titre du deuxième chapitre, « La Transformation », n’annonce pas le rétablissement d’Axler, sa guérison grâce à l’amour et une opération du dos. La transformation dont il est question est celle de Pegeen qui veut devenir un homme compromettant ainsi grandement toute possibilité de réunion au sens néo-platonicien du terme. Lorsque Pegeen propose de pénétrer Axler avec un gode-ceinture celui-ci décline l’offre y voyant un renversement des rôles militant plutôt qu’une promesse d’unité égalitaire.
Ce qui est une nouvelle fois terriblement réussi dans ce roman c’est la mise en place d’une machine infernale tragique, pour reprendre le mot de Cocteau. Elle ne laisse aucune échappatoire au héros qui précipite sa chute par sa révolte contre l’ordre des choses. Ceux qui ne sont pas prêt pour un tel constat trouveront toute la guimauve kitsch dont ils ont besoin chez Katherine Pancol.
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