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Les désarrois de l’élève indien


Les désarrois de l’élève indien

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Les pays émergents, Chine mise à part, ont sauvé l’Occident dela dépression. La récession de 2009, sans précédent depuis la guerre, qui a ravagé l’emploi et les comptes publics des pays développés, aurait pu dégénérer encore – chute des revenus, de la consommation, de l’investissement, des recettes fiscales. Mais nous n’avons vu cette spirale négative à l’œuvre que dans l’Europe du Sud, victime de ses fautes et des politiques aveugles d’austérité, non dosées et non ciblées, imposées par les doctrinaires libéraux.

En revanche, les États-Unis, l’Allemagne, et à un moindre degré le Japon ont connu une véritable rémission. Ces trois pays ont en commun de produire des biens d’équipement à grande échelle, dont les exportations ont enregistré une envolée dès 2009, offrant notamment aux entreprises germaniques des ventes record à l’extérieur. Les États-Unis, pour leur part, ont bénéficié des performances commerciales de l’aéronautique civile, de l’industrie des machines et du secteur des armements. Cette embellie, terme ici approprié, ces pays la doivent d’abord aux commandes des pays émergents. La politique de développement poursuivie par la Chine, le Brésil, la Russie, l’Inde et d’autres encore, s’est avérée providentielle pour les Occidentaux empêtrés. Les coryphées de la mondialisation heureuse ont parlé de « découplage ». On a plutôt assisté à l’inversion de la dynamique de croissance entre pays développés et pays émergents.

C’était oublier que la mondialisation ressemble souvent à une pochette-surprise – à ceci près que les surprises peuvent être mauvaises. Quand on croit avoir passé le cap des Tempêtes, des vents contraires se lèvent à nouveau. Pour la première fois depuis plus de trente ans, la Chine, presque surpuissante, se heurte à un double problème de surinvestissement et de surendettement. Le Brésil a si fortement ralenti que sa présidente a opté pour une politique de relance, coûteuse pour les finances publiques. La Russie, escortée de l’Ukraine et du Belarus, est au bord de la récession.

Reste un pays qui a totalement déconcerté les prévisionnistes : il s’agit de l’Inde, ce géant de la mondialisation caché dans l’ombre du dragon chinois.[access capability= »lire_inedits »] Les dirigeants de New Delhi, à la différence de ceux de Pékin, n’ambitionnent pas de dominer le monde – du moins à court terme. Ils ont rejeté le modèle chinois de croissance à marche forcée assortie d’une urbanisation frénétique, au profit d’un développement plus mesuré, permettant de maintenir de nombreux paysans dans les campagnes, y compris par des subventions publiques.  Ils n’ont pas cherché à exporter à tout prix, se satisfaisant d’équilibrer leurs échanges avec le reste du monde. Enfin, à tort ou à raison, ils ont installé la roupie sur le marché des changes mondial, tandis que le yuan reste cloîtré sur le marché chinois.

Cette marche paisible au développement, voulue par les dirigeants indiens, s’est interrompue ce printemps. En quelques mois, le sous-continent a subi une fuite des capitaux, une chute de la roupie et le plongeon des grands indicateurs de la croissance. Lesapparences plaident pour une crise classique, liée à une surchauffe ou à des erreurs politiques. Les apparences sont trompeuses : la crise indienne, que les dirigeants de New Delhi ne nient pas, constitue un cas d’espèce du fait que sa principale cause est la politique monétaire américaine connue sous le nom de quantitative easing.

 

Je me garderai d’accabler encore mes malheureux lecteurs, déjà trop matraqués par le jargon économique des médias. Ils savent l’essentiel. On appelle « quantitative easing » la politique désinvolte de la Réserve fédérale consistant à créer de la monnaie sans retenue – et, dans ce cas, au profit des grands acteurs de la sphère financière américaine. Le plus gros de la monnaie nouvelle a été consenti à des banques, des compagnies d’assurances et des fonds de placement qui n’en avaient pas réellement besoin pour approvisionner en liquidités une économie américaine encore convalescente (au mieux). Les financiers américains ont donc recyclé la pluie de dollars issue de l’arrosoir de la Banque centrale vers les marchés émergents d’Amérique latine et d’Asie, précisément ceux qui avaient échappé à la Grande Récession occidentale.

Il en a résulté trois conséquences : un gonflement des marchés financiers, bourses et marchés du crédit, un dopage des économies « bénéficiaires » et une appréciation inopinée, non désirée par les gouvernements concernés, des grandes devises émergentes. Les cours de la roupie indienne et du real brésilien ont grimpé de près de 40% en quelques années. Le crédit, tout spécialement le crédit aux particuliers, s’est envolé. Les bourses ont établi de nouveaux records historiques. À l’arrivée, des déséquilibres « à l’occidentale » sont apparus en Orient. Mais ce sont des déséquilibres d’importation. Indonésie, Malaisie, Taïwan, Thaïlande et Inde sont aujourd’hui menacées par des décisions prises au siège de la Fed. Kevin Lai, économiste d’un organisme de placement japonais basé à Hongkong, a donné dans le Financial Times un raccourci saisissant du processus : « Tout cet argent du quantitative easing a conduit à une bulle massive du crédit en Asie. Le crime a été commis. Nous devons maintenant en payer les conséquences… Il y aura beaucoup de dommages. Les ménages endettés devront vendre leurs biens. Et il y aura une destruction de richesse considérable[2. « Spectre of 1990 crisis looms large as debt grows » : article du Financial Times du 21 août 2013.]». C’est qu’entre-temps, les capitaux ont commencé à refluer d’Asie pour deux raisons au moins : d’abord, le ralentissement économique, ensuite l’annonce faite par le président de la Réserve fédérale de la réduction du quantitative easing à compter de septembre[3. Bernanke vient de renoncer, le 18 septembre, à la première réduction projetée.]. Nous avons ainsi assisté à une sorte de « boom and bust » sur les monnaies et les marchés financiers des pays émergents.

Reste à comprendre pourquoi c’est l’Inde qui a subi le plus fortement le désaveu des détenteurs de capitaux, devenant ainsi la première victime expiatoire de la bulle du crédit en Asie. Deux faiblesses du système économique expliquent cette vulnérabilité: premièrement, la forte inflation – 8 à 10 % par an – qui pousse les ménages à emprunter à relativement bas taux ou à accumuler de l’or en quantité ; deuxièmement, la dégradation du commerce extérieur provoquée par la croissance trop forte des importations et la croissance trop faible du rendement des exportations. Et les tendances récentes issues de la crise commençante risquent d’aggraver la situation.

Les tensions inflationnistes n’ont pas été combattues par la Banque centrale, qui a maintenu ses taux de prêt à l’économie entre 4% et 5%. Et elles se sont avivées depuis que la roupie a entamé sa dégringolade. Les Indiens paient de plus en plus cher les matières premières qu’ils importent, c’est-à-dire à peu près toutes en dehors du charbon. Beaucoup demandent donc au nouveau président dela Reserve Bankof India[3. Ranghuram Rajan, jusqu’ici économiste au FMI.] de durcir sa politique monétaire pour soutenir la roupie. Mais quid, alors, de la croissance qui semble s’éteindre doucement mais sûrement ?

Sur le front du commerce extérieur, l’Inde, comme presque toute l’Asie, pâtit de la récession européenne. Elle n’a pas recours, de surcroît, aux mesures de dumping à l’exportation que pratique cyniquement la Chine avec la bienveillante complicité de l’OMC[4. Depuis le printemps 2012, l’Etat chinois subventionne les exportations à hauteur de 10% de leur montant.]. Enfin, sa monnaie, cotée librement sur le marché des changes, s’est trop appréciée sous les effets pervers du quantitative easing américain. Ainsi, les importations de matières premières et de biens d’équipement liées au développement n’ont pas été compensées par des exportations suffisantes. Le déficit extérieur indien approche de 5% du PIB[5. Soit l’équivalent de 100 milliards d’euros pour la France, dont le déficit commercial, jugé « apocalyptique » évolue aux alentours de 60 à 70 milliards.].

Nous n’aurons pas l’outrecuidance de dire aux Indiens ce qu’ils ont à faire. Leur marche cahoteuse vers la maturité économique est leur affaire. Mais les faits récents plaident en faveur d’une priorité : sortir la roupie d’un régime de libre cotation, d’une manière ou d’une autre. La Chine, presque surpuissante, maintient et maintiendra son yuan hors d’atteinte des paris des traders du marché mondial[6. Depuis le printemps 2012, l’État chinois subventionne les exportations à hauteur de 10% de leur montant.] jusqu’au moment où elle aura fait tomber la forteresse monétaire américaine. L’Inde, moins bien armée, a plus de raisons encore de vouloir maîtriser la parité de sa monnaie. Ses dirigeants s’y résoudront-ils ? C’est là un choix de long terme, difficile, à caractère doctrinal et politique, et non une triviale question d’opportunité. Attendons leur décision.[/access]

*Photo : Biswaranjan Rout/AP/SIPA. AP21364808_000015.

Octobre 2013 #6

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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