Le témoignage de Camille Kouchner accusant d’inceste Olivier Duhamel ne finit pas de faire des victimes collatérales, alors qu’elles n’ont rien à voir avec les acteurs de la Familia grande.
Après Alain Finkielkraut perdant son poste de chroniqueur sur LCI, c’est Le Monde qui à son tour censure un dessin de Xavier Gorce jugé politiquement incorrect. La directrice de rédaction s’est ainsi fendue d’une lettre d’excuse dégoulinante de mièvrerie et de ridicule, s’excusant tour à tour auprès des personnes victimes d’inceste et des personnes transgenres, affirmant partager leurs valeurs et défendre leur cause et le prouvant en condamnant un dessin de presse satirique. De cette lettre, il vaut mieux rire que pleurer tant elle témoigne d’une vision pervertie du métier de journaliste. Il n’y a plus information, quête de vérité, examen des faits, débats et argumentation, non il faut montrer ici que l’on est dans le bon camp, du côté des victimes, inconditionnellement et sans distance.
Le problème c’est qu’en empêchant toute discussion sur ces questions (…) on risque de laisser le terrain à des personnes qui se moquent bien des victimes d’inceste et de violences sexuelles, mais qui instrumentalisent ces questions pour en faire le procès de l’élite, présentée comme sexuellement corrompue ou d’un occident pervers et détraqué…
Or les personnes ici sanctionnées ne sont pas soupçonnées d’actes criminels, de complicité ou d’avoir couvert par leur silence ces mêmes actes, elles ont condamné la pédophilie et l’inceste et n’ont posé d’autres actes que de commenter un fait d’actualité ou d’ironiser dessus. Peut-être maladroitement aux yeux de certains, peut-être utilement aux yeux d’autres, toujours est-il qu’elles ont dû pour cette seule cause affronter une tumultueuse tempête. Comme si l’opprobre qui touche Olivier Duhamel se transmettant à ceux qui l’ont côtoyé, embauché, fréquenté, il fallait mettre en scène le fait que bien qu’en haut de la pyramide, on n’appartient pas au petit monde décrit par Camille Kouchner, où l’omerta fait le lit des violences familiales. Alors pour montrer sa pureté, on désigne l’autre comme coupable s’il ne parait pas assez indigné ; pour prouver sa bonne foi, à la moindre tension, on sacrifie celui qui dérange ou qui interroge. Faire assaut de puritanisme et d’intransigeance devient alors un réflexe protecteur. Sauf que la course à la pureté idéologique et à la moraline est un piège destructeur: il vous installe dans une spirale de l’excuse et de l’autoflagellation sans fin où vous êtes sommés de vous coucher devant l’émotion alors même qu’un travail de journaliste et d’intellectuel est de prendre de la distance et qu’un travail de dessinateur est de porter le feutre dans la plaie y compris au risque du mauvais goût.
Une indignation à géométrie variable, selon les époques
Mais surtout cette réaction est d’une profonde inefficacité. Elle occulte la question du rapport au corps et les effets de la revendication d’une liberté sexuelle totale qui eût des échos politiques. Il suffit de lire ce qu’a pu écrire Libération à une époque sur la sexualité entre enfants et adultes pour comprendre que la pédophilie a pu être présentée comme une forme de liberté accordée aux enfants, la contestation de préjugés réactionnaires, le refus d’une société bourgeoise. Le corps devient la propriété de l’être, libre d’en faire ce qu’il veut, y compris de le prostituer, de le louer. Cette position n’a pas disparu et c’est au nom de la liberté dont on est en droit d’user à l’égard de son propre corps que certains défendent la prostitution ou la reconnaissance des mères porteuses. Certes le soutien à la pédophilie est restée marginale, mais dans certains milieux, il a infusé et l’entre-deux qu’est l’adolescence a pu devenir une zone grise. Ce que raconte La familia grande, c’est aussi le rassemblement d’happy fews, puissants et dominants chacun dans leur domaine, à qui le succès donne le sentiment d’appartenir à une espèce différente. La précocité sexuelle est vue comme une preuve de supériorité et les repères petits à petits s’effacent. La réaction d’aujourd’hui contraste avec ce que s’est passé en 2012 entre Daniel Cohn-Bendit et François Bayrou. Ce dernier dénonce des écrits de l’écologiste parus en 1975 dans un livre, Le Grand bazar, comme des déclarations faites à cette occasion et renouvelées en 1982 dans une émission d’Apostrophe datée du 23 avril : « Vous savez que la sexualité d’un gosse, c’est absolument fantastique. Faut être honnête, sérieux. Moi j’ai travaillé avec des gosses qui avaient entre quatre et six ans. Quand une petite fille commence à vous déshabiller, c’est fantastique parce que c’est un jeu érotico-maniaque. » Certes Daniel Cohn-Bendit a assuré avoir voulu faire son malin et épater le bourgeois. Il n’en reste pas moins que celui qui a fini étrillé par la gauche et par la droite à cette occasion a été François Bayrou et que toute la classe politique s’est empressé de refermer le couvercle sur la question de la pédophilie. À l’époque cette dénonciation n’intéressait personne.
Le refus de prendre en compte ces réalités difficiles et les ambiguïtés sur la sexualité enfantine expliquent sans doute l’explosion du #incestemetoo que l’on constate sur les réseaux. Il est troublant de voir à quel point les déviances sexuelles sont répandues et à quel point elles peuvent être tues. Il est sans nul doute urgent d’y répondre. Mais ce n’est pas en sombrant dans le puritanisme hypocrite que l’on sauvera un seul enfant. Au contraire, ce sont dans les sociétés où la sexualité est la plus refoulée et le moralisme le plus affiché, que les violences sexuelles sont les plus nombreuses.
Les questions d’Alain Finkielkraut ne sont pas à balayer d’un revers de main
La vie n’est pas morale et il vaut mieux donner aux enfants et aux adultes des armes psychologiques et intellectuelles pour se défendre que de sombrer dans la censure pour préserver des gens en grande souffrance. Une personne victime de ce type de violence est souvent écorché vif, tout la blesse, la meurtrit, l’agresse et l’envahit. Que des personnes victimes d’inceste aient mal réagi au dessin se comprend, mais le rôle du journal était d’assumer et de rappeler que l’humour peut être grinçant, de mauvais goût, dérangeant et que c’est très bien ainsi. Surtout, ce ne sont pas des dessins ou des prises de parole qui font souffrir ces personnes, c’est l’écho que cela réveille dans leur chair et leur mémoire. C’est souvent l’impossibilité d’obtenir justice et réparation qui font qu’elles ne supportent rien qui touche à ces sujets.
Censurer Xavier Gorce n’a pas réparé ou amoindri la souffrance d’une seule victime et cela donne l’impression que toute liberté de parole sur ces sujets-là fait de vous un complice. C’est aussi ce qui est arrivé à Alain Finkielkraut. Alors que les questions qu’il posait ne sont pas à balayer d’un revers de main. La question du consentement et de l’âge est examinée en cas de viol ou de pédophilie (l’inceste est différent), par exemple. Rappelez-vous du scandale qu’a créé en le refus de qualifier de viol en 2017 la relation sexuelle d’un adulte avec une enfant de 11 ans car le Parquet de Pontoise l’avait jugé consentante ? Or si entre l’adulte et l’enfant, l’inégalité crée l’emprise et qu’il ne peut pas y avoir consentement (ce que je crois personnellement), cela ne devrait-il pas se traduire en droit ? Le débat est en cours mais n’a pas été tranché en droit. Dans le cas d’un procès tout est examiné, l’âge qu’avaient les protagonistes au moment des faits devra être établie, la question du consentement sera posée, les pourquoi du silence et les raisons qui amènent à le briser… C’est cette rigueur dans l’établissement des faits qui participera aussi de la qualité du jugement et de l’instruction. Cela n’ôte rien à la victime mais est très douloureux et violent pour elle néanmoins. Et pourtant cela doit être fait.
Ne pas verser dans l’indignation véhémente vous rend suspect
Sauf qu’aujourd’hui cela devient impossible. Vouloir être factuel est vu comme une marque de violence et d’indifférence, voire comme une façon de cautionner des actes immondes. Ne pas verser dans l’indignation véhémente non seulement vous rend suspect mais laisse entendre que vous participez à la protection des coupables. Du coup les individus et les institutions en rajoutent dans la condamnation et pensent que se transformer en procureur devient le moyen d’attester de leur innocence et de leur pureté. Faire simplement son travail et tenter d’opérer les distinctions nécessaires mettent aujourd’hui en danger. En faire des tonnes dans l’excuse et aller jusqu’à sacrifier des personnes qui n’ont rien fait et ne peuvent être soupçonnées de cautionner des pratiques criminelles, devient une mesure de protection personnelle, qui vous renforce momentanément ou vous permet de conserver votre poste. Il s’agit ici de jeter des proies innocentes à des personnes qui font métier d’indignation et souvent parlent par-dessus la tête des victimes, pour préserver son pouvoir et sa réputation.
Cela parle-t-il seulement de la lâcheté des dirigeants ou de la violence d’une société, tellement plus friande de têtes que de solutions, que ceux qui sont au sommet doivent jeter régulièrement des têtes au bas de la pyramide, pour se maintenir en haut. C’est malsain, mais il n’est pas sûr que les dirigeants aient le choix. Poser un acte de courage aujourd’hui vous sort plus souvent du jeu qu’il ne vous offre une image churchillienne. Il faut donc des convictions chevillées au corps pour être courageux. Et il se trouve que quand vous êtes dirigeant vous avez aussi le souci de la pérennité de l’institution que vous dirigez.
Parler d’institution en parlant du Monde reste cependant très exagéré. Le Monde n’est plus un journal de référence mais un simple journal d’opinion, qui se vend mal, il n’est plus que l’ombre de lui-même, dans sa dérive vers le militantantisme racialiste et islamo-gauchiste, il s’ancre aujourd’hui au comptoir de la moraline. Il est donc là pour délivrer des brevets de « bons » et de « méchants » sur tous les sujets. Il donne à sa clientèle ce qu’elle attend. Il fait donc son travail. Ce n’est juste plus un travail de journalisme, mais de militantisme. Il faudrait juste que la direction l’assume.
Le procès de l’élite de l’Occident
Il se trouve aussi que quand la voie du procès est barrée alors que sur des questions comme l’inceste, la parole des victimes est très longue à se libérer, de fait on empêche la justice de passer. Logique que la vengeance prenne alors le dessus. Quand elle s’abat sur un coupable, que celui-ci l’admet implicitement, je reconnais que cela ne me touche pas. Ce qui arrive à Olivier Duhamel me paraît légitime. C’est peut-être un tort, mais c’est ainsi. Le procès étant rendu impossible, ne reste plus que l’opprobre. Cela entraîne aussi un transfert de la réparation sur le terrain de la morale, qui finit par s’en prendre à la liberté d’expression au nom de la souffrance des victimes. Or cela ne résout rien. On nie par exemple la zone grise de la sexualité. Pourtant un adolescent ou une adolescente qui s’éveille à la sexualité a souvent un désir de séduction, particulièrement envers l’adulte. Ce fantasme est très fort et se traduit par des attitudes ambigües, voire provocantes. Il vaut mieux que cela se sache et soit reconnu. Ce désir est légitime chez l’adolescent, il parle de son inexpérience, de ses pulsions et de ses découvertes tâtonnantes. En revanche un adulte doit savoir que l’enfant ou l’adolescent n’a pas le discernement pour comprendre ce qui arrive à son corps, pour être au clair avec ses désirs. Profiter de ce temps de confusion est mal et l’adulte doit s’empêcher. La volupté de l’emprise n’a rien à voir avec l’amour et tout avec la domination. Pour cela il faut oser avoir des débats et accepter d’aborder de front tous ces problèmes.
Le problème c’est qu’en empêchant toute discussion sur ces questions et toute expression sur ces phénomènes autres qu’en mode dénonciation (et au vu des deux têtes qui viennent de tomber, je souhaite bien du courage à ceux qui sont sollicités sur ces thèmes) on risque de laisser le terrain à des personnes qui se moquent bien des victimes d’inceste et de violences sexuelles, mais qui instrumentalisent ces questions pour en faire le procès de l’élite, présentée comme sexuellement corrompue ou d’un occident pervers et détraqué. Au risque que la législation n’évolue pas, et que nul ne se penche sur la difficulté à recueillir la parole des victimes ou sur la question des peines. Se donner bonne conscience et finalement ne rien changer au réel, si c’était cela le piège de l’indignation ?
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