Edouard Limonov a essaimé, et pas simplement dans le ventre de ses maîtresses. Son disciple littéraire le plus convaincant a largement dépassé le maître, au point de rafler le plus prestigieux prix littéraire russe et de se payer le luxe de diriger l’édition nijni-novgorodienne de la revue Novaya Gazeta tout en militant au Parti National-Bolchévique. Ce surdoué des lettres à l’allure de skinhead s’appelle Zakhar Prilepine. A 37 ans, là où d’autres résument leur angoisse existentielle à une ligne de coke sniffée place Saint-Germain et au traumatisme d’une nuit en cellule, Prilepine a déjà accompli deux guerres comme engagé volontaire en Tchétchénie, expérience qui lui inspira le décapant Pathologies (Syrtes, 2007). Ajoutez à son curriculum vitae un engagement nazbol de longue date, dont il tira le splendide roman Sank’ia (Actes sud, 2009), ses engouements littéraires pour Mishima et Jünger, une sérieuse tendance à défriser les bonnes consciences occidentales, et vous commencerez à entrevoir l’étoffe de Prilepine.
Cet automne, Actes Sud a publié sa quatrième œuvre traduite en français : un recueil de onze nouvelles mystérieusement intitulé Des chaussures pleines de vodka chaude. L’expression désigne une recette de grand-mère pour détendre des chaussures trop serrées, exercice auquel s’adonnera le héros en plein restaurant dans l’une des nombreuses histoires alcooliques qui ponctuent ces 180 pages.
Ces récits autobiographiques, Zakhar Prilepine les a voulus déliés de son engagement militant, à l’instar du roman polyphonique Sanki’a, qui narrait l’épopée héroïque et suicidaire de jeunes nazbols exaltés par la décrépitude de leur patrie outragée, brisée et martyrisée par les années Eltsine, sans cautionner leur réponse violente à la barbarie d’Etat. Gilka, première nouvelle du recueil, confirme le statut dégagé de son auteur au crâne rasé, soucieux d’apparaître en hooligan de la plume plutôt qu’en coryphée d’une brigade des lettres nationale-bolchévique.
Prilepine a beau être insaisissable de subtilité, il reste l’habile peintre du paysage social russe de l’après-Perestroïka, ravagé par la faillite des petits vieux et l’effacement de l’avenir chez une jeunesse désabusée : « Nous conduisions ensemble, côte à côte, des colonnes de jeunes gens passionnées et sans peur, dans les rues des villes les plus diverses de notre empire fourvoyé, jusqu’à ce que le pouvoir nous traite d’ordures et de charognes qui n’avaient pas et ne pouvaient avoir de place dans ce pays ».
La littérature au foie
A l’indignation pavlovienne, les jeunes dépeints par Prilepine préfèrent la franche rébellion, non sans compromissions avec l’ordre moral dépravé promu par le marketing et la publicité. Or, comme tout bon dialecticien des mots et des âmes, le styliste de Nijni-Novgorod sait allier les contradictions et chevaucher le tigre d’une modernité liquéfiée par les bains d’alcool. Cela donne de belles images éthyliques (un « mois d’août tiède, mou comme un lendemain de cuite »), où l’ivresse se fait le papier pH d’une société perpétuellement à côté de ses pompes. La littérature au foie produit aussi de joyeuses scènes ubuesques, où la fantasmagorie se mêle au pathétique, comme dans la nouvelle Viande de chien, dans lesquels le narrateur, son frère et leur indécrottable ami Roubtchik servent un barbecue …canin aux jeunes filles qu’ils convoitent. Après une balade mouvementée dans la neige, leurs quelques grammes d’alcool dans le sang aidant à tenir la température, l’enjeu sera d’entrer dans leur immeuble gardé par une concierge patibulaire, qui ne laisse rien passer, surtout pas de jeunes loups pleins de sève et de vodka. Pénétrer dans ce cloaque ne sera pas chose aisée et nécessitera l’art du grimage et du système D propres aux hommes éméchés.
Il est vrai que la littérature russe considère le zapoï comme un genre romanesque à part entière. Ces errances d’ivrogne, s’étalant parfois sur plusieurs jours, inspirent une métaphore aérienne filée à Prilepine : « La sortie de l’ivresse est un miracle que l’on peut reproduire sans cesse et qui n’en finit pas de nous étonner ; les sensations ne s’émoussent pas. Ce doit être comparable – en aviation – à la sortie d’un piqué. Le grondement dans la tête enfle, la terre plate se rapproche de plus en plus, on est pris de vertige et soudain, ce sont des saccades, les yeux se ferment une seconde, la tête se renverse ».
Mais derrière les verres de vodka frelatée, les mœurs légères et les balades campagnardes au clair de lune, se cachent les faces burinées des hommes. Ces chiens de paille aux visages indistincts imprègnent l’imaginaire du narrateur, au point de ne plus être qu’une masse informe, les parents d’un voisin proche devenant aussi méconnaissables que les passagers anonymes d’un trolley.
Love on the bitume
Quand l’amour apparaît chez Prilepine, c’est par effraction, telle une grenade dégoupillée au nez et à la barbe des populations civiles. Hâtivement lu, le préambule laconique de la brève Histoire de putes exprime la misogynie masculine dans toute sa splendeur : « Les hommes pensent que les femmes sont intéressées par le sexe. Mais les femmes, ce sont les hommes qui les intéressent. Tout le reste, elles le font par jeu ou par pitié. Les femmes croient que ce sont les femmes qui intéressent les hommes. Or c’est le sexe qui les intéresse. Le reste est le fruit du hasard ou le résultat d’un accès de légère excitation qui, d’ailleurs, peut se prolonger toute une vie. C’est là que s’achèvent les différences entre les sexes ». Mais ce jugement ne prend son sens qu’à la lumière de la meilleure nouvelle de l’opus, Le meurtrier et son jeune ami. Dans ce récit à la chute poignante, le couple asymétrique formé par un soldat priapique ultraviolent surnommé le « Primate » et sa jeune épouse se brise au détour d’une balle perdue tchétchène.
Pour susciter l’appétit du lecteur sans dévoiler le sel de l’intrigue, nous ne ferons qu’esquisser le dilemme tragique de la digne et inconsolable épouse. Aimer son défunt mari volage envers et contre tout, respecter ses viles amitiés passées au péril de son confort quotidien, voilà le chemin de croix de la veuve éplorée. Une quête de l’absolu en proie à tous les nihilismes : c’est aussi cela, le génie dostoïevskien du grand Zakhar Prilepine.
Zakhar Prilepine, Des chaussures pleines de vodka chaude, traduit par Joëlle Dublanchet, Actes Sud.
*Photo : Prilepine par Avdeev Max
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