Imre Kertész n’a pas bâclé de petits livres à l’intention d’adolescentes à frange : il a traduit Nietzsche, Freud et Wittgenstein en hongrois. Il a connu dans sa chair le nazisme et le stalinisme. Son expérience de la vie est aux antipodes de la mienne. Et pourtant, quand je le lis, j’ai souvent l’impression de rencontrer mon double. Tant de pages que je pourrais recopier, notamment sur l’inutilité de la lucidité, sur la passion stupide de la lecture des journaux, sur la sclérose des sentiments qu’il faut saluer comme une main secourable, car elle nous aide à aller vers la fosse commune.
Kertész a compris de l’intérieur Wittgenstein : sa concision poussée jusqu’à la perversité, sa haine de soi juive (« La forme la plus pure d’antisémitisme », note-t-il) , sa pensée conçue comme une tentative de domination, comme une vengeance, comme l’œil du fugitif regardant encore une fois en arrière, rempli de mépris et de clairvoyance. Éric von Stroheim n’est pas loin.
Kertész s’est livré à un exercice hautement recommandable : il a dressé la liste de tous ses biens. « Seules mes fautes m’appartiennent », a-t-il ensuite écrit tout en bas d’une feuille, au demeurant couverte de numéros de téléphone. Et aussi cette observation si troublante : il est utile de visiter parfois les endroits où se sont déroulées les minutes décisives de notre vie, ne serait-ce que pour nous confirmer que nous n’avons rien de commun avec nous-même. Ce qui fait irrésistiblement penser à Kafka écrivant : « Qu’ai-je en commun avec les juifs, moi qui n’ai déjà rien de commun avec moi-même ? »
La fidélité aux lieux, aux êtres, aux idées n’est jamais qu’une stratégie pour dissimuler l’inconsistance de notre personnalité, inconsistance à la frontière de la folie pure. Cette frontière, Imre Kertész l’a franchie à l’aube de ce 31 mars 2016. Nous lui souhaitons un meilleur voyage que celui qu’il a connu sur cette terre de désolation, même si son humour ravageur et son génie littéraire l’ont préservé de bien des déboires. Pure hypothèse un peu trop convenue aurait-il conclu, car ce que nous sommes est incommunicable. Pas toujours, ni pour tous, mon cher Imre !
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !