Bon d’accord, je n’y étais pas ! Pas plus que vous en Afrique du Sud en juin dernier; et pourtant j’en ai entendu, des conneries sur la Coupe du Monde ! Les miennes ont les mêmes sources : ce que j’ai pu voir à la télé du Festival d’Avignon.
En temps normal, je n’aurais sans doute pas regardé ça. Là, ce qui m’a mis la puce à l’oreille, ce sont les controverses qui ont entouré dès le début cette 64ème édition – jusqu’à gagner la une de journaux aussi prestigieux que Le Monde et Libération.
« Avignon 2010 : un millésime trop audacieux ? » s’interrogeait le 20 juillet dernier l’ex quotidien-de-référence. « Avignon : un Festival de polémiques », répondait comme en écho l’ex quotidien-de-Sartre, avec ce sens de l’humour qui fait le petit plus des anciens maoïstes par rapport aux anciens trotskistes.
En question : la programmation 2010, marquée par une quasi absence de pièces du répertoire (deux en tout !). La direction du Festival, apprend-on, avait choisi de privilégier les œuvres non théâtrales, et en particulier les performances pluridisciplinaires – « convoquant » entre autres, danse, chant, vidéo, arts plastiques, marionnettes et cirque. Encore ne s’agissait-il là – précisons-le pour les néophytes – que du Festival officiel, et non du « off » tout court. Celui-là aura accueilli cette année, en 123 lieux, pas mois de 1092 spectacles, dont aucun n’a malheureusement été retransmis à la télé.
Monsieur Alice et Monsieur Gertrude
Moi, le premier auquel j’aie eu droit c’était Fairy Queen, annoncé à grand son de trompe par mon Télérama à moi : « un tourbillon de fantaisie surprenant de bout en bout. »[1. Arte, samedi 17 juillet, 14h. J’avais mis le réveil.]
De fait, en matière de surprises, j’ai été gâté : primo, il ne s’agissait pas d’une quelconque « relecture » du semi-opéra de Purcell, mais d’une œuvre originale d’Olivier Cadiot. Secundo, l’argument en était lui-même de la dernière originalité : l’écrivain Gertrude Stein et sa compagne Alice B. Toklas, interprétées comme il se doit par deux hommes, – dont un Deschiens et une sorte de danseur-étoile – recevaient à déjeuner… une fée. Le tout donnait lieu à un show forcément féérique, où se mélangeaient lieux, époques et niveaux de narration – comme dans une « construction onirique », le rêve en moins.
Mais le pire c’est que ce spectacle, programmé dans le cadre d’une Journée spéciale Avignon 2010, n’était en fait qu’une rediff’ de 2004… Comment voulez-vous, dans ces conditions, que je fasse correctement mon boulot de critique théâtral ?
Tel n’était heureusement pas le cas de Richard II, (France 2, vendredi 23 juillet, 22h05). Certes c’était la troisième fois que cette pièce était montée pour le Festival. Mais justement ! Après Jean Vilar (1947) et Ariane Mnouchkine (1983), la mise en scène de Jean-Baptiste Sastre était attendue comme l’« événement » de cette édition. Un événement « chic et choc a priori », s’enthousiasmait de confiance mon bon Télérama, qui a dû être quelque peu déçu. A en croire la critique autorisée, Sastre ne fait qu’illustrer, assez platement somme toute, la réflexion shakespearienne sur le pouvoir.
Certes, Podalydès est souverain dans le rôle de ce roi qui renonce volontairement à son trône – sans même réclamer un cheval en échange… Certes une traduction novatrice s’autorise ça et là quelques gros mots en français, et même dans la langue de William.
N’empêche ! Comme le dit Libé, « l’ensemble pêche par trop d’académisme (…) C’est du théâtre à l’ancienne, statique et déclamatoire, tout à fait réfractaire à la modernité (…) Rendez-nous Marthaler ! »
Enfin Marthaler vint !
Mais qui donc est ce Marthaler ? Eh bien, je l’ai appris cet été : un fameux metteur en scène suisse, familier d’Avignon, qui présentait cette année, en ouverture du festival, sa dernière création intitulée Paperlapapp (Arte, samedi 17 juillet, 22h20). Une œuvre spécialement conçue pour la Cour d’honneur du Palais des Papes, d’où son titre. Equivalent allemand de « bla-bla », Papperlapapp se veut aussi, en l’occurrence, une référence humoristique à la fonction de souverain pontife.
« Attention, génie en action ! » m’avait prévenu d’emblée Télérama, qui consacrait pas moins de trois papiers apologiques à l’homme et à son œuvre, « d’une insolence et d’une exigence extrêmes ». Peu désireux de mourir idiot, j’ai voulu voir ça. De quoi s’agit-il ? A priori encore d’une « réflexion sur le pouvoir » (temporel et spirituel, cette fois). Mais tout est dans la manière, et là, Marthaler diffère sensiblement de Shakespeare ; ses spectacles, à peine écrits, reposent largement sur les improvisations de ses comédiens-chanteurs.
Mais d’abord, plantons le décor. Au sol, un assemblage apparemment aléatoire de carrelages et de linoléum, sur lequel sont posés ça et là des tombeaux de papes recouverts de vieux matelas. Au premier plan, une machine à laver, un réfrigérateur siglé Coca et un confessionnal en travaux.
Bien entendu, rien de tout cela n’est là par hasard, et chaque signifiant a son signifié : au spectateur de deviner ! De toute façon, si le spectateur n’était pas malin, il ne serait pas là… La preuve, raconte l’AFP : tous les soirs, ils seront une bonne centaine à s’esquiver plus ou moins discrètement en pleine représentation – alors même que certains ont payé !
Pourtant, les personnages sont là pour nous aider à comprendre le décor. Prenez par exemple les fantômes de papes : s’ils défroquent littéralement sous nos yeux, c’est pour mettre leurs mitres et habits à tourner dans le lave-linge. Superbe allégorie des crimes qu’ils ont commis – et qu’ils persistent pourtant à nier, préférant hurler à la cantonade : « Il y a prescription ! » ou « J’appelle les Suisses ! »
Un scoop : Dieu est mort !
N’allez pas croire pour autant que feu ces papes d’Avignon aient perdu toute religion : une fois convenablement défroqués, ne s’agenouillent-ils pas en demi-cercle pour prier devant une poussette vide ? Quant à l’autre groupe de personnages, il est constitué d’un troupeau de touristes, guidés par un aveugle dans la visite d’un Palais des papes visiblement déserté par l’Esprit.
Cette symbolique lourde de sens est heureusement allégée par une avalanche de gags visuels tout droit sortis des premiers Charlot, qui font pouffer l’assistance branchée.Un bonhomme tombe par terre : rires ! Un pape s’allonge sur sa tombe et y tombe : rires redoublés ! Un chevalier médiéval soulève son heaume, sous lequel il fume une clope : hilarité générale !
On l’aura compris : si les pantins de Marthaler donnent à penser, c’est dans la bonne humeur. Mais au fait, penser quoi ? Pour être sûr de ne pas me tromper, je m’en remets une fois encore à Télérama : au-delà du « triste constat d’une religion défunte », qu’on se le dise, l’auteur déplore que « nulle transcendance ne règne plus que la consommation ».
Allons bon ! C’est donc ça, en 2010, l’apport de Christoph Marthaler à la modernitude avignonnaise ? La mort de Dieu, déjà annoncée par Nietzsche, plus la critique de la société de consommation, déjà esquissée dans les Elucubrations d’Antoine ? Mais après tout, les artistes sont libres n’est-ce pas – dès lors qu’ils assument les conséquences de leur irresponsabilité… Dans son lave-linge personnel, Marthaler fourre en vrac anticléricalisme, parabole du Veau d’Or et écologisme hippie. Pas étonnant que ça tourne en rond !
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