En imposant un vocabulaire biaisé, les grands médias ferment le débat migratoire avant qu’il ait pu avoir lieu. L’emploi de termes tels que migrants et réfugiés – au lieu d’immigrants ou émigrants – occulte les enjeux majeurs et nous oblige à choisir notre camp: générosité ou repli, populisme ou humanisme.
Clarifier les grandes questions d’actualité, telle est la mission des médias. Mais les clarifier ne signifie pas les simplifier et moins encore prétendre y répondre. Bien au contraire, il s’agit d’en mettre en évidence la complexité en examinant les différentes facettes du problème considéré.
La « question migratoire », ainsi qu’il est convenu de la nommer, fait partie de ces problèmes que nos médias ont eu la charité de trancher pour nous. Nos journalistes, dans leur majorité, ne font pas vivre le débat, ne nous incitent pas à avoir une vision complète et complexe des enjeux du sujet ; en idiots utiles d’une cause qui les dépasse, ils nous livrent sur un plateau le prépensé qu’il s’agit de soutenir si l’on veut passer pour quelqu’un de bien. Et comme toujours, ce prépensé s’immisce dans notre langage, nous contraignant à dire le Bien, malgré nous. S’il est vrai que « le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire », selon le mot de Roland Barthes, alors l’attitude de nos journalistes est proprement fasciste. Ce sont des fascistes utiles.
France Inter nous regarde
Entendons-nous bien. Il est évidemment heureux que les médias ne puissent ni exprimer ni répercuter des discours de haine – tels que des appels au meurtre. Mais où a-t-on vu que le rôle des journalistes était de veiller à ce que nous soyons charitables et accueillants ? Théoriquement, ils ne devraient être incitatifs ni dans un sens ni dans l’autre. Ils ne devraient pas être incitatifs du tout.
Leur volonté d’orienter le point de vue du public peut aller jusqu’à la manipulation de l’information, montrant que le sens de la responsabilité dont se targuent nos maîtres à penser a bon dos. On se souvient d’un article, sur le site de France Inter, dont le titre « Migrants : le fantasme de l’infiltration terroriste » devint « Des terroristes parmi les migrants ? » quand les faits dramatiques que l’on connaît prouvèrent que le fantasme n’en était pas un. Qu’on me permette de citer encore la petite introduction : « Des terroristes se cacheraient parmi les migrants. Est-ce crédible ? Autant le dire tout de suite : non, et on vous explique pourquoi », qui, pour sa part, disparut tout bonnement. Cette manœuvre digne du travail de Winston Smith, le héros du roman d’Orwell 1984 (dont le métier est de modifier a posteriori toutes les informations que les faits ont invalidées) est régulièrement dégainée à la face de nos médias donneurs de leçons et traqueurs de « fake news » par ce qu’ils appellent la « fachosphère ».
« Migrant », le mot magique
Mais cette manipulation en bonne et due forme ne doit pas faire oublier les choix lexicaux qui prévalent dans tous les médias : non moins révélateurs d’un parti pris global, parfois inconscient, ils sont sans doute plus pernicieux, car plus discrets. Les terroristes, nous expliqua-t-on quand il devint clair que le fantasme n’en était pas un, avaient « emprunté la route des migrants ». Il faudra songer à décorer celui qui, le premier, a employé une telle expression. Loin de pouvoir eux-mêmes être considérés comme des migrants, les terroristes ne sont pas même « parmi » les migrants : non, ils empruntent leur route. La dissociation est totale. Sauf que, dans la réalité, cette dissociation est si difficile à faire que les efforts combinés de toutes les polices n’y suffisent pas toujours. En s’acharnant à minorer le danger terroriste consubstantiel aux flux migratoires, en culpabilisant la méfiance, en blâmant le soupçon, les journalistes nous ont contraints à baisser la garde ; en interdisant les « amalgames », ils nous forcent à accepter le danger comme une fatalité.
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Les terroristes donc, avaient emprunté la route des migrants. « Migrant » : le mot magique par excellence. Le migrant n’est ni un « immigré » ni un « émigré ». Venu de nulle part, il ne va nulle part. Ce mot interdit de s’interroger sur l’origine et les motivations de l’arrivant, en même temps qu’il rassure l’accueillant forcé en le persuadant que cette installation n’est pas définitive. Nouveau nomade, le migrant repartira comme il est venu ; il n’a pas vocation à rester. Évidemment, ce confusionnisme est parfaitement injuste, car en employant le mot « migrant », on abolit la différence entre l’authentique réfugié qui quitte un pays ravagé par la guerre, d’une part, et d’autre part, le pauvre en quête du mode de vie à l’occidentale qu’on lui a abusivement fait idéaliser. Quel monde entre la jeune Congolaise enceinte qui ne parle que le lingala et fuit la guerre sans rien espérer pour elle-même, songeant seulement à l’avenir de l’enfant qu’elle porte, et le jeune Algérien parfaitement bilingue qui fuit peut-être un lourd passé judiciaire et pense refaire sa vie dans le confort de l’anonymat ? Comme le mot « migrant », la notion de « crise migratoire » résorbe sa propre connotation anxiogène dans l’idée qu’elle exprime en même temps : celle d’un phénomène temporaire qui, à l’instar du migrant, passera.
Conscients que le terme « migrant » opérait un lissage gênant des disparités de situations, nos journalistes ont adopté l’expression « migrant économique », précisément pour désigner ces aventuriers qui cherchent fortune par voie légale ou illégale et qui, n’ayant aucune attache, n’ont rien à perdre. Beaucoup ont laissé derrière eux des parents, des amis, parfois une femme et des enfants. Celui qui part sans cesse n’a de compte à rendre à personne ; il est littéralement sans feu ni lieu, c’est-à-dire sans foi ni loi.
On peut fuir la guerre, mais aussi la justice…
« Mais ils risquent leur vie ! », nous dit-on. Certaines expressions agissent comme de véritables bâillons idéologiques. Que les migrants soient « prêts à risquer leur vie sur des radeaux de fortune » constituerait la preuve qu’ils fuient effectivement de grands dangers. Interdiction nous est faite, par conséquent, de remettre en cause leur accueil massif. Mais est-ce bien connaître la nature humaine ? On peut risquer sa vie en désespoir de cause, pour en sauver d’autres, parce qu’on fait le pari de s’en sortir, ou sans aucun principe particulier. Et répétons-le : on peut fuir la guerre, mais aussi la justice…
Néanmoins, tout le monde ne s’accorde pas sur l’emploi du mot « migrant » et certains journalistes optent systématiquement pour la dénomination « réfugié », avec les déclinaisons que l’on sait : « réfugiés de guerre », « réfugiés économiques » et demain, « réfugiés climatiques ». Par opposition au migrant-zombie sans origine ni destination, le réfugié est une victime incontestée. Ce mot est donc brandi en réplique à tous ceux qui oseraient un parallèle douteux entre les flux migratoires actuels et les invasions barbares de jadis. Les fameux barbares étaient pourtant, pour la plupart, des réfugiés qui fuyaient l’avancée des Huns. Les journalistes du IVe siècle auraient pu photographier un Aylan goth mort de froid et déchiqueté par les loups dans une forêt d’Europe centrale. Ils auraient ensuite pu déclarer : « L’image parle d’elle-même » ; ce qui est faux, elle ne dit que ce qu’on lui fait dire et revêt le statut argumentatif qu’on lui confère.
On ne parle pas des conséquences
Mais les journalistes en toge n’auraient pas eu besoin de déployer cet arsenal de persuasion, car l’Empire romain se montra plutôt accueillant pour ces malheureux. On laissa nombre d’entre eux s’installer sur le territoire, dans des zones délimitées, près de la frontière. Comme toujours – osera-t-on dire comme aujourd’hui ? – des individus comprirent vite l’intérêt qu’ils pouvaient tirer de la détresse de ces populations : on leur vendit des terres et de la nourriture à des prix exorbitants. Victimes de mauvais traitements, acculés à la famine, les barbares se révoltèrent et quittèrent les zones qu’on leur avait attribuées pour déferler sur le reste de l’Europe. Que chacun se débrouille avec les similitudes et les différences avec la situation actuelle, mais la comparaison s’arrête là puisque les barbares d’alors étaient déjà très romanisés. Beaucoup étaient chrétiens, leurs élites parlaient latin et leurs chefs de guerre avaient fait leur service militaire dans les armées de l’Empire. Peut-être ces barbares étaient-ils plus aisément intégrables que nos migrants, avec qui ils partagent donc le statut de « réfugiés ». Leur arrivée n’en changea pas moins pour toujours la face de l’Occident. Il faut donc se poser une question : souhaitons-nous revivre un bouleversement d’une telle ampleur, sinon d’une portée civilisationnelle plus importante encore ?
Cette question n’est pas posée. Mais il est interdit d’y répondre négativement. Ce serait « manquer de solidarité » : cette intéressante expression a été convoquée au sujet de l’Italie. Lorsque celle-ci refuse de laisser accoster dans ses ports des bateaux humanitaires transportant des migrants, on dit qu’elle manque de solidarité. Puis on parle du manque de solidarité des autres pays européens envers l’Italie, qui la pousse dans les bras de la peste brune. Mais on n’eût jamais parlé du manque de solidarité dont elle était victime si elle n’était pas elle-même coupable. L’Italie aurait pu continuer longtemps à être « solidaire » au-delà de ses capacités, dans un silence médiatique à peu près total.
« Générosité », « accueil », « ouverture »
Le cas de l’Italie, coupable et victime, permet d’étendre l’accusation à tous les autres pays d’Europe. Les mots d’ordre médiatiques — parfaitement objectifs… — sont : « générosité », « accueil », « ouverture ». On jette alors au même panier la Hongrie et la France, ces qualités faisant totalement défaut à la première quand la seconde en est trop peu pourvue. Quelle hypocrisie : à la vérité, on ne reproche pas à ces pays d’être insuffisamment ouverts et généreux ; on leur reproche d’exister, d’être des pays, c’est-à-dire des territoires délimités par une frontière et représentant une entité géographique, politique et humaine. On leur reproche de n’être pas des ONG. Il faut aller regarder derrière les mots : est généreux celui qui recueille les migrants à la dérive en mer Méditerranée. On les aide donc, à condition qu’ils acceptent de risquer leur vie ; et ceux qui ne sont pas assez téméraires pour tenter la traversée peuvent crever dans les prisons libyennes. La vraie générosité ne serait-elle pas de leur éviter d’avoir à monter dans des canots surchargés ? Et, donc, d’envoyer les bateaux humanitaires directement sur les côtes de départ ? Je ne dis pas qu’il faut le faire ; je dis que la générosité vantée par nos médias est un sadisme.
La manipulation des chiffres
Pour conclure, un mot sur les chiffres. On retrouve sur ce sujet un jeu habituel dans les médias : le double discours. D’un côté, les migrants sont très très nombreux, on ne peut rien pour endiguer le phénomène, il va continuer, il va s’intensifier, il faut l’accepter ! Et en même temps (comme dirait Macron) : les migrants sont très peu, ils sont même de moins en moins nombreux, le flux se tarit, bref, « c’est une goutte d’eau ! ». Reste à espérer qu’elle ne fera pas déborder le vase… La manipulation culmine dans cette nouvelle stratégie qui consiste à nous fournir au compte-gouttes le nombre de passagers des bateaux : des nombres tout à fait acceptables si l’on oublie que le phénomène est cumulatif !
La revue Proceedings of the National Academy of Sciences publiait en juillet 2017 les résultats d’une étude consistant à faire inhaler de l’ocytocine à des gens, tout en leur montrant des photos de migrants. Apparemment, ils devenaient soudain généreux, altruistes, ouverts, accueillants et solidaires, « sauf ceux qui se disaient ouvertement xénophobes », précise l’étude (oui, il y a des gens qui se disent ouvertement xénophobes). Merveilleux. Sans doute devons-nous nous habituer à ce que le discours médiatique prétende avoir le même effet qu’une bonne dose d’hormones.
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