Causeur. Depuis janvier 2015, la France a été régulièrement frappée par des attentats islamistes qui affaiblissent une cohésion sociale déjà fragile. En dépit de la rhétorique guerrière qui fait florès dans la classe politique, nous avons du mal à penser ce qui nous arrive. Du reste, nous avons déjà du mal à le nommer. Faut-il, selon vous, parler de « guerre contre le terrorisme » ?
Marcel Gauchet. Nous ne sommes pas en guerre, car la guerre suppose des entités politiques définies qui se combattent suivant des règles établies. Si nous étions en guerre, nous devrions considérer Salah Abdeslam comme un prisonnier de guerre couvert par la convention de Genève, ce qui serait assez embêtant pour l’enquête et le procès. Nous sommes dans une affaire de police à l’épreuve d’un genre particulier de délinquance qu’on appelle terrorisme. Cependant le mot de « police » est trop faible par rapport à la gravité de ces attentats. Aussi l’affichage de militaires qui ne servent absolument à rien d’un point de vue pratique – ils n’ont empêché aucun attentat – revêt-il une importance symbolique extrême. En fait, nous aurions besoin d’une police qui utiliserait des moyens militaires. Cela voudrait dire tuer des gens considérés comme des combattants, alors que la police arrête les suspects et ne tire qu’en situation de légitime défense.
En tout cas, si c’est une guerre, c’est une drôle de guerre. Malgré la prolongation de l’état d’urgence et les grandes déclarations du gouvernement, seule une poignée de djihadistes présumés a été arrêtée cet été. Comment expliquez-vous le fossé entre le vocabulaire belliqueux employé par les autorités et la faiblesse des résultats ?
Nous sommes en guerre et en vacances, et c’est pour protéger les vacances que nous sommes en guerre ! Cette manière assez particulière de faire la guerre nous éloigne passablement d’une quelconque mobilisation collective. Tous nos repères habituels répugnent fondamentalement aux moyens qu’il faudrait utiliser. Un état de guerre réel, par exemple, ne laisserait pas des ennemis déclarés revenir s’installer sur notre territoire. Or nous allons tranquillement permettre à quelques centaines de djihadistes de regagner leurs pénates dans nos banlieues, rapatriement de Syrie aux frais du contribuable, avec quelques mois de prison à la clé tout au plus. Mais nous n’allons pas manquer de poster des militaires devant la cité pour leur montrer qu’au cas où, ça pourrait chauffer ![access capability= »lire_inedits »]
Oui, mais le terme de « guerre » renvoie aussi à une mobilisation de la société contre un ennemi intérieur – l’islam radical qui constitue le terreau du djihadisme. Est-il plus pertinent sur ce front ? Comment nommeriez-vous, pour votre part, ce qui nous arrive ?
Il n’y a pas de nom pour désigner ce qui nous arrive. Nous sommes dans un cas de proto-guerre civile pour des motifs qui nous sont inintelligibles. Dans la guerre sociale que menaient les anarchistes à la fin du xixe siècle, aussi détestables que l’on pouvait juger leurs moyens, on comprenait parfaitement leurs motivations. Ils étaient les acteurs les plus radicaux d’une lutte des classes qui se poursuivait par ailleurs selon d’autres voies. L’enjeu était clair pour tout le monde : le renversement de la société bourgeoise. Mais les terroristes islamistes d’aujourd’hui n’ont pas de but défini et ne veulent pas le pouvoir. Personne ne peut comprendre à quoi cela sert de tirer sur des gens attablés à une terrasse de café. Ce qui ajoute à notre incompréhension, c’est qu’en dépit de tous les efforts pour le nier, les djihadistes sont des Français d’un genre particulier. Ils sont issus de l’immigration, c’est-à-dire du projet de vivre mieux chez nous que dans la société d’origine. Or la seule chose certaine que l’on discerne derrière leur conduite, c’est qu’ils nous haïssent pour ce que nous sommes…
À la frontière de l’identité et de la délinquance, le djihadisme apparaît comme un sous-produit d’un certain type de séparatisme musulman qu’on observe aujourd’hui en France. Y a-t-il dans l’islam quelque chose de structurellement impossible à intégrer ?
Cette frange aberrante ne représente évidemment pas l’islam en général. La bonne démarche est de s’interroger sur la situation globale de l’islam et de chercher à comprendre à partir de là certaines expressions extrêmes qui s’y manifestent. Ce qui est vrai, c’est que l’islam nous confronte à un type de religiosité que nous avons quitté depuis longtemps et qui va totalement contre l’idée spontanée que l’Occidental d’aujourd’hui peut se faire de la religion. Pour nous, la religion c’est avant tout des croyances individuelles. Pour un musulman, c’est avant tout une façon de faire société, et l’islam a poussé plus loin encore que le judaïsme et le christianisme cette connexion entre foi et mœurs. Ce qui fait que le passage à la modernité y représente un défi particulièrement rude.
L’islam exclut donc toute sortie de la religion ?
Au contraire, ce processus est bien entamé dans les sociétés musulmanes, et c’est pour cela que les islamistes nous pourrissent l’existence ! Les musulmans sont gagnés comme les autres par l’occidentalisation du monde, qui est le vrai nom de la mondialisation. Les Occidentaux sont aveugles à l’immense difficulté de cette acculturation obligée pour les peuples qui la subissent. Ceux-ci se voient contraints de digérer en très peu de temps un cadre culturel qui a mis des siècles à se créer chez nous, qui leur tombe dessus de l’extérieur et qui remet profondément en question leur manière d’être. Étonnez-vous de l’ambivalence de leur accueil ! Ils prennent, parce que c’est une proposition qu’on ne peut pas refuser, mais ils ne nous vouent pas une affection débordante. Nous voudrions que les barbares auxquels nous apportons la « civilisation » nous embrassent sur la bouche. Mais ils ont des motifs de nous porter d’autres sentiments.
Quand « ces barbares » sortent de nos écoles, on est en droit de s’étonner…
Cela veut dire que nos écoles ne leur ont pas appris grand-chose, ou ont réveillé autre chose. Un enfant n’arrive pas comme une page vierge à l’école, il est déjà le produit d’une société, d’une culture, d’un univers et de repères culturels. En cas de contradiction entre ce bagage et ce que l’école est chargée de lui apprendre, ça peut faire très mal, dans tous les sens de l’expression.
Dans les années 1980, on était sûrs, avec Christian Jelen, qu’ils feraient de bons Français. Même Michèle Tribalat pensait qu’on pouvait « faire France ». Au bout de trois ou quatre générations d’immigrés, nous découvrons avec stupéfaction qu’un monde étranger s’est constitué autour de nous !
Nous avons créé une contre-société dont nous n’avons aucune idée. Jadis, la France était ce pays singulier où n’importe qui pouvait devenir français sans un pli. Non seulement français mais « franchouillardisé » jusqu’au trognon. Nous avons vécu jusqu’à une date récente sur la fausse sécurité de cette expérience historique. Elle nous a trompés, car entre-temps tout a changé, l’immigration a changé, l’islam, puisque c’est principalement de lui qu’il s’agit, a changé, notre société a changé. D’abord, nous n’avons plus affaire à la même immigration. On émigrait par adhésion plus ou moins consciente aux valeurs de la société d’accueil. On allait aux États-Unis pour jouir de la liberté, de la prospérité, de la possibilité de s’exprimer en tant qu’individu. La France a été une terre d’immigration privilégiée parce qu’elle a offert pendant longtemps l’exemple de la République, ce qui voulait dire beaucoup pour les gens qui la rejoignaient. Portée par cet esprit, l’école jouait aisément son rôle d’intégrateur…
Comment cette belle mécanique s’est-elle enrayée ?
C’est le grand tournant de la mondialisation qui a changé l’immigration. Il en a fait une affaire économique comme le reste, qui n’implique absolument pas d’adhésion aux valeurs de la société d’accueil, laquelle est uniquement perçue sous l’angle des bénéfices matériels qu’elle apporte. Dans ce cadre, non seulement vous ne renoncez pas à votre identité d’origine mais vous entendez bien l’importer dans la société d’accueil.
Mais les Français musulmans sont souvent plus royalistes que le roi, surenchérissant par rapport à l’islam de leurs parents…
Dans le même temps, l’islam a changé lui aussi. En fonction du mécanisme réactif dont nous avons déjà parlé, la globalisation, en accélérant l’acculturation des sociétés musulmanes, a amplifié la riposte fondamentaliste. Tous ces mouvements entrent en résonance. Et nos sociétés, de leur côté, se sont elles aussi « identitarisées », de telle sorte que dans un premier temps elles n’ont pas vu malice dans l’affirmation d’identités exotiques, au contraire.[/access]
à suivre…
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