La réalité, une intruse pour la politique française.
Le Danemark est gouverné par la social-démocratie et il est devenu un exemple pour tous ceux qui aspirent à une forme d’humanisme qui ne soit pas niais, à une forme de générosité qui ne soit pas suicidaire ni du gaspillage. On ne compte plus les chefs de parti qui se rendent dans ce pays pour découvrir ses secrets, pour comprendre sa logique et tenter d’appréhender ses recettes pour les appliquer dans leur propre nation. Notre ministre en charge du Renouveau démocratique Olivier Véran s’y est rendu le 4 mai 2023, et Eric Ciotti (LR) le 23. Mais cela ne s’enseigne pas aussi facilement, à supposer même que cette réussite danoise puisse se transmettre. Non pas seulement à cause des spécificités de ce royaume, rendant de toutes façons impossible une copie conforme ailleurs, mais surtout parce qu’il y a dans l’esprit et la manière danoise un pragmatisme et une lucidité aux antipodes de la méthode française. Il faut à nouveau citer Charles Péguy : « Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Le réel au Danemark est un allié, en France il est un adversaire. Pour le Danemark, rien ne peut s’accomplir sans le réel, pour la France, il convient de le mettre entre parenthèses. Il est une chance pour les Danois, il est un intrus pour le pouvoir français qui préfère l’ignorer. Par idéologie ou pour s’en inspirer, dans le meilleur des cas, mais tardivement et partiellement. C’est la politique, chez nous, qui devrait imposer sa loi au réel et évidemment c’est le réel qui gagne à tout coup…
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C’est à cause de cette propension « à ne jamais voir ce que l’on voit » qu’avant l’action, les partis et les autorités sont incapables de s’accorder sur les constats, les chiffres, les données de toutes sortes. Comme s’il convenait d’introduire la subjectivité des convictions, l’affrontement des antagonismes, de l’aléatoire, de l’équivoque, dans ce qui est pourtant incontestable. Cette obsession de faire fi du réel touche plus particulièrement la gauche et l’extrême gauche parce que la structure, les dérives, la dégradation de notre monde renvoient de plus en plus à l’obligation d’une politique conservatrice, d’autorité, de sauvegarde. Plus de lucidité que d’espérance. Le réel devrait briser net les pulsions révolutionnaires sauf quand l’extrémisme décide de penser et de proposer comme s’il n’était pas là. La droite et l’extrême droite ne sont pas, elles, complètement à l’abri d’une écoute trop distraite du réel, notamment à cause de ce prurit qui trop longtemps a incité la première à se laisser gangrener par la gauche et la seconde à préférer un projet techniquement provocateur à l’enseignement d’une réalité trop sage.
Pour le Danemark, on doit changer de politique quand le réel la contredit. En France on n’est pas loin, absurdement, quand le réel n’est pas conforme à nos vœux, de vouloir le reléguer, pour n’avoir rien à changer à l’idéologie ou au projet politique. Mieux vaut dénier ce qui est, au bénéfice de ce qui devrait être, plutôt qu’inventer un futur plausible à partir d’un présent immédiat et solide. Il est patent que cette approche théorique ou idéologique, au lieu d’être empirique est spécialement détestable en matière d’immigration et de droit d’asile, pour la France comme pour l’Union européenne. Il me semble toutefois que cette distance mise à l’égard du réel ne concerne pas que le domaine politique mais pourrait constituer une clé pour tant d’autres secteurs de la vie française, y compris sur le plan médiatique, où l’animosité des débats paraît résulter plus d’une inaptitude à s’accorder sur des éléments objectifs, factuels et vérifiables que sur une passion de la dispute, la première aggravant la seconde.
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Ce ne serait pas une médiocre avancée pour notre République que d’accepter au moins ce consensus constituant la réalité et sa définition exacte comme le terreau nécessaire à toute élaboration politique ou autres. Le Danemark cesserait alors d’être un modèle pour devenir comparable à une France en réussite.