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L’assimilation, une ambition française

Une adoption plénière


L’assimilation, une ambition française
Cérémonie d’accueil dans la citoyenneté française, au salon d’honneur de la préfecture de Cergy (Val-d’Oise), 30 octobre 2003. © FREDERICK FLORIN / AFP.

En France, le vivre-ensemble pacifique des différences est nécessaire, mais pas suffisant. Le projet français est plus ambitieux : il attend du nouveau venu que, dans la sphère publique, il devienne un Français comme les autochtones. En échange, il reçoit une appartenance qui n’interdit ni les croyances personnelles ni le respect de ses ancêtres.


Avec l’universalisme et la laïcité, l’assimilation est une singularité française. Ensemble, ces trois notions forment comme un triptyque : ils sont les trois volets d’un même retable. Un retable qu’on dira républicain, en précisant toutefois que si la lettre est républicaine, l’esprit, lui, est éminemment français. L’assimilation fleure bon la IIIe République, mais la passion de l’unité et du commun qui l’inspire renvoie à la longue histoire de la France.

L’assimilation à la française est un principe chancelant

De ces trois piliers, tous branlants aujourd’hui, l’assimilation est le plus chancelant. Elle fait figure, et depuis plus longtemps que les deux autres, de mal-aimée.

L’assimilation est la forme proprement française de l’intégration des immigrés, des nouveaux venus par les hasards et souvent les commotions de l’Histoire. Pour comprendre cette spécificité, il faut avoir à l’esprit quelques données historiques. « Chaque peuple qui a atteint un certain degré de développement, notait l’historien Werner Jaeger, dans son magistral ouvrage Paideia, a le souci de se continuer dans son être propre, de sauvegarder ses traits physiques, intellectuels et moraux. » Si bien que tout pays est bousculé et même mis au défi par l’arrivée d’individus qui ne sont pas sans bagages, mais porteurs d’habitudes, de codes, de modes de vie et de pensée autres que ceux du pays d’accueil ; autres, c’est-à-dire étrangers, voire contraires au pays où ils s’établissent. La question prend cependant un tour particulièrement brûlant dans un pays comme la France qui s’est ingéniée tout au long de son histoire à faire de l’un avec du multiple, qui, « si elle a de la peine à être une, ne saurait se résigner à être plusieurs » (Fernand Braudel), bref une France qui a la passion du monde commun. La France se singularise en effet (jusqu’à quand ?) par sa répugnance à voir les éléments qui la composent « superposés comme l’huile et l’eau dans un verre », pour reprendre l’image d’Ernest Renan. C’est pourquoi nous tenons la bride aux communautés, pourquoi nous refusons la fragmentation de la France en une mosaïque de communautés vivant chacune à son heure, suivant son calendrier, ses costumes et ses coutumes, pourquoi aussi l’« archipellisation » nous est non seulement une douleur, mais une offense.

Le Petit Journal, mars 1896. © Bianchetti/Leemage
Le Petit Journal, mars 1896. © Bianchetti/Leemage

Une France qui se distingue aussi par son entente de la vie, par ses mœurs, ces lois non écrites qui confèrent à un pays sa physionomie propre, et où longtemps, l’économie n’a pas eu le premier ni le dernier mot.

Une autre donnée historique mérite d’être prise en considération. Si nous avons fait le choix de l’assimilation, c’est assurément que nous cultivons la passion du commun et que nous sommes jaloux de notre mode de vie, mais c’est aussi que, plus que tout autre pays, la France se sait fragile, périssable, bref mortelle. Elle n’a pas attendu la Première Guerre mondiale pour en être instruite. La fracture de 1789 et le pathos révolutionnaire de la table rase lui ont enseigné cette vulnérabilité. D’où l’instauration de mécanismes qui lui garantissent une certaine persévérance dans l’être. L’assimilation est l’un d’entre eux. Elle est une assurance prise contre la nouveauté et ses potentialités destructrices, dont l’immigré est porteur. Comme l’est, soit dit en passant, le nouveau venu par naissance, qui, s’il n’apprend pas à connaître et à aimer la civilisation dans laquelle il est introduit en naissant, menace de défaire ce que ses ancêtres ont fait de singulier et de précieux. C’est un faux humanisme, disait Merleau-Ponty, que celui qui nie que l’altérité soit une question.

A lire aussi, le sommaire de notre numéro de janvier: Causeur: Assimilez-vous!

On comprend mieux dès lors que là où les autres pays peuvent se contenter d’une simple coexistence, pourvu qu’elle soit pacifique, d’un vivre-ensemble dans ses différences, et de l’insertion du nouveau venu dans la vie économique, la France, elle, poursuit un dessein autrement ambitieux : elle demande au nouveau venu de se fondre dans le creuset français. Elle attend de lui qu’il ait le souci, le scrupule même, de devenir, dans la sphère publique, un Français comme les autres, c’est-à-dire comme les autochtones.

L’assimilation, le mot dit la chose : il ne suffit pas au nouveau venu de respecter la culture du pays dans lequel il entre, il lui faut se l’approprier, faire sienne l’histoire, unique, que raconte notre pays, apprendre les notes et les harmoniques qui composent la partition que nos ancêtres ont arrangée, interprétée et nous lèguent. L’assimilation proclame la préséance de l’identité nationale sur les identités particulières, elle affirme sans trembler l’essentielle asymétrie entre la société d’accueil et le nouveau venu. Immigrer, comme naître, c’est entrer dans un monde qui était là antérieurement à l’individu, cette antériorité oblige. Un monde, c’est-à-dire une communauté historiquement constituée, une collectivité sédimentée, cimentée par des siècles de civilisation commune, un « vieux peuple chargé d’expériences » (Bernanos). Si l’identité de la France est bien narrative, si elle n’est pas figée dans quelque essence et éternité que ce soit, elle n’est pas non plus un palimpseste.

L’assimilation n’est pas une punition, c’est une offrande

L’assimilation repose sur une conception qu’on pourrait dire épique du peuple et de la patrie. Il s’agit d’entraîner tous les membres de la nation dans une histoire commune. Elle s’ancre dans une conception non ethnique de la nation. La France, disait l’historien Jacques Bainville, c’est « mieux qu’une race, c’est une nation ». Ce qui cimente le peuple français, ce sont des souvenirs, le souvenir des actes et des accomplissements de ceux qui ont fait la France, la langue dont le secret perce et rayonne dans sa littérature, longtemps, du temps de l’apprentissage par cœur, des poèmes, des textes en prose. Qui que vous soyez, d’où que vous veniez, dit en substance l’assimilation, vous pouvez devenir Français pourvu que vous ayez la volonté et le désir d’apprendre notre histoire, de la comprendre et de l’aimer. Et cette proposition est possible parce que, être français ce n’est pas seulement avoir du sang français qui coule dans ses veines, parce que, pour être français, il ne suffit pas de se donner la peine de naître. Il faut donner des gages de son aspiration à maintenir vivant un héritage, et le maintenir vivant non en le visitant et éventuellement le goûtant en touriste, mais en trempant sa plume dans l’encrier et en en continuant l’esprit, et non la seule lettre.

La France attend de l’étranger qu’il transmue cette substance en sa moelle propre, et substantifique. Appropriation de l’Histoire, mais non moins des mœurs. C’est peut-être ce qui frappe le plus dans le modèle français d’intégration, que cette exigence d’adoption des us et coutumes. Les autres pays d’Europe, à l’exception des pays ex-soviétiques d’Europe centrale qui connaissent d’expérience l’expropriation culturelle, s’accommodent très bien d’usages, de pratiques, de codes distincts des leurs. L’espace public français n’est pas un fast-food McDonald, « on n’y vient pas comme on est ». On dépose ses bagages et l’on s’apprête : on revêt les atours du pays d’accueil, on en adopte les manières, la forme de vie, la sociabilité, la mixité des sexes. Dans le plébiscite de tous les jours qu’est une nation, pour reprendre la définition d’Ernest Renan, l’imitation des manières du pays dont on devient membre est un premier oui d’approbation, c’est ainsi que nous l’interprétons. D’où, et avant même toute autre considération, les vives réticences que nous inspire le port du voile. C’est bien par l’adoption des signes extérieurs que le nouveau venu affirme et confirme que la citoyenneté française n’est pas, pour lui, qu’une citoyenneté de papier.

L’assimilation, point capital, en appelle aux sentiments. L’intégration, en comparaison, a quelque chose d’aride, de distant, de froid. « Ce qui nous attache à la patrie, disait Stendhal, c’est que nous sommes accoutumés aux mœurs de nos compatriotes et que nous nous y plaisons. » Nous ne concevons pas que l’on devienne français sans se plaire aux mœurs françaises, sans se délecter de la composition française, comme dirait Mona Ozouf. « La France, tu l’aimes ou tu la quittes », les choses n’ont sans doute pas cette simplicité d’épure mais enfin, le mot de Philippe de Villiers contient une vérité puissante : l’identité française est une affaire de cœur avant d’être une affaire de tête.

L’assimilation nous parle en effet d’un temps que les moins de 40 voire de 50 ans ne connaissent pas, un temps où la France s’aimait, s’estimait et en savait les raisons, où elle avait une conscience vive des trésors qu’elle recélait, et c’était comme tels qu’elle les proposait aux nouveaux venus. Péché d’universalisme peut-être, mais nous étions convaincus que la forme de vie française était susceptible d’être appréciée, admirée, savourée par l’homme en tant qu’homme, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, et somme toute, nos visiteurs ne nous démentaient pas.

Demande exorbitante que ces exigences françaises qui semblent réclamer une « conversion » de tout l’être – « offrir l’asile au corps » et « convaincre l’âme de changer », disait le romancier Kamel Daoud, belle synthèse du programme assimilationniste ? Nullement.

On a trop tendance à présenter l’assimilation comme une contrainte, voire une punition, mais elle est d’abord une offre, une offrande même. Il entre dans l’assimilation – le mot, à n’en pas douter, surprendra tant on s’est employé à la grimer en monstre exterminateur – de la générosité. Générosité française longtemps perçue comme telle par ceux qui en bénéficiaient ; longtemps en effet les Français par naturalisation n’ont pas été chiches de leur gratitude. L’hommage que le peintre Chagall rendait à la France – « En somme, je dois ce que j’ai réussi à la France dont l’air, les hommes, la nature furent pour moi la véritable école de ma vie et de mon art » –, chacun des membres de l’école de Paris, tous d’origine étrangère, Modigliani, Soutine, Zadkine, pour ne citer que quelques noms, aurait pu le prononcer[tooltips content= »Je renvoie au catalogue de l’exposition « Chagall, Modigliani, Soutine… Paris pour école, 1950-1940 » (Co-Edition MAHJ et Réunion des musées nationaux, 2020), qui apporte de très précieux éléments pour penser cette alchimie. L’exposition devrait se tenir au printemps prochain à Paris au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme. »](1)[/tooltips].

Des nourritures charnelles

L’assimilation est peut-être la seule forme d’hospitalité véritable. Elle conjure et panse la douleur par excellence de l’exil, le déracinement. Car c’est bien un nouvel enracinement qu’au travers de l’assimilation, la France propose à l’immigré. « Avec les avantages d’une citoyenneté, les nouveaux Français recevaient l’honneur d’une appartenance », aimait à rappeler Jean Daniel. L’assimilation connaît bien l’homme. Elle sait, ce que nous nous obstinons à méconnaître, que c’est d’incarnation, de grandes figures, d’épopée, que l’humaine nature a besoin, pas d’abstraction. Ce sont des nourritures charnelles qu’elle offre au nouveau venu.

L’assimilation apporte d’ailleurs un énergique démenti à ceux qui accusent la France de se former et de cultiver une idée abstraite du citoyen. Sans doute l’assimilation commence-t-elle par délier l’individu de ses appartenances premières : elle est un processus en première personne. Elle s’adresse à l’individu, elle le convoque, lui et lui seul. « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout leur accorder comme individu », disait Clermont-Tonnerre, défenseur de 1789 de l’accès des juifs à la citoyenneté – « tout accorder à l’individu », peut-être pas de nos jours, en ces temps d’individu-mesure-de-toutes-choses, mais en tout cas, ne pas voir dans le futur citoyen le membre d’un groupe. L’émancipation, toutefois, n’est pas une fin en soi. Il ne s’agit en aucune façon de jeter cet individu que l’on vient d’affranchir, de le délier de sa famille, de son église, dans un grand vide identitaire : il n’est libéré de ses appartenances primitives qu’afin de contracter d’autres liens, ceux qui le rattachent à cette réalité plus vaste qu’est la nation, dont il est appelé à devenir sociétaire et membre…

Les pères fondateurs de la IIIe République savaient très bien que l’on n’unit pas un peuple autour des valeurs, de la République, de la laïcité, toutes ces clochettes que nous ne cessons de faire tintinnabuler convaincus que cela nous fera d’excellents Français. Être citoyen, clame l’assimilation, ce n’est pas seulement être un sujet de droits et de devoirs, ce n’est pas non plus répondre de ses choix et de ses actes devant quelque tribunal universel des « valeurs » ou des « droits de l’homme », mais répondre de ses décisions et de leurs conséquences : devant le tribunal des vivants et de ceux qui viendront après nous, certes mais d’abord des morts qui ont fait la France, qui lui ont donné sa physionomie et son génie propre.

Prière juive pour l’empereur Napoléon III et l’impératrice Eugénie. © Selva/Leemage.
Prière juive pour l’empereur Napoléon III et l’impératrice Eugénie. © Selva/Leemage.

Ensuite, révisons un des procès les plus iniques intenté à l’assimilation et qui, en ces temps de fièvre identitaire, travaille le mieux à la disqualifier. Ignorance, paresse, démagogie, idéologie, le tout mêlé, on se plaît, y compris parmi des hommes politiques des plus respectables, ainsi d’Alain Juppé, à colporter l’idée que l’assimilation impliquerait l’immolation des appartenances inaugurales, qu’elle frapperait d’interdit les attachements et les fidélités particulières. Or, jamais l’assimilation n’a signifié pareil sacrifice et même sacrilège. Elle se fonde assurément sur l’autonomie de l’individu, mais si elle lui demande de déposer ses bagages lorsqu’il pénètre dans l’espace public, elle ne lui refuse en aucune manière la liberté d’entretenir le culte de ses dieux et de ses morts. Assurément, ainsi que l’écrit l’historien Marc Bloch, est-ce « un pauvre cœur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d’une tendresse », mais la France n’a jamais rien imposé de tel à ceux qui aspiraient à devenir français. Si elle proclame la préséance de l’identité nationale sur les identités particulières, si elle détache l’individu de sa communauté première, elle n’exige pas l’oubli et le mépris des origines, elle en circonscrit seulement la pratique à l’espace privé.

L’heure de la tyrannie des identités

L’assimilation, comme la laïcité, vit de la frontière que nous traçons rigoureusement et vigoureusement entre la sphère publique et la sphère privée. L’espace public, espace des apparences et de la vie en commun, est le lieu de la discrétion, noble vertu bien outragée à l’heure de la revendication véhémente et venimeuse de « visibilité ». La vie s’est simplifiée, observait la conteuse Karen Blixen : l’individu contemporain entend être partout et toujours le même. La hiérarchie des ordres est frappée d’illégitimité. Et la France est cette belle audacieuse qui rappelle chacun à sa liberté, au jeu qu’il peut instaurer avec lui-même, au pas de côté qu’il lui est toujours loisible d’accomplir par rapport à toutes les formes de déterminismes. L’assimilation fait le pari de la liberté. Une liberté non d’arrachement, mais de la mise à distance. Vertus émancipatrices qui manifestement ne séduisent plus.

A lire ensuite, Renée Fregosi: Contre l’islamisme: pas de «tenaille identitaire» qui vaille!

Que faire de cet héritage à l’heure de l’exaltation et de la tyrannie des identités ? L’assimilation peut-elle nous être une ressource alors que les « minorités » et les « diversités » ont investi l’espace public et ne cessent de gagner en autorité et légitimité auprès des élites politiques, médiatiques, culturelles ? Je le crois. Toute politique soucieuse de répondre de la continuité historique de la France, anxieuse de restaurer quelque chose comme un peuple devrait en faire son programme. Elle n’immole pas les identités premières, elle les remet à leur place. L’assimilation, en tant qu’elle proclame la préséance de cette réalité transhistorique qu’est la France sur toutes les identités particulières, nous arme contre la décomposition nationale et la transformation de la France en un archipel d’îlots communautaires, crucifié par les « diversités ». Elle seule est à même de nous rendre un monde, un ciment qui ne soit l’exclusive de personne, mais l’affaire de tous. Ayons le courage de nous en saisir, de la brandir même. Évidemment, cela suppose que nous recouvrions, collectivement, les raisons de nous estimer, que nous retrouvions plus que la fierté de nous-mêmes, le goût et la saveur de la composition française.

L’assimilation n’a pas échoué, contrairement à ce que l’on répète à satiété, voici quatre ou cinq décennies que, sur fond de conscience coupable, de tyrannie de la repentance et de politique de reconnaissance des identités importée des États-Unis, doutant de notre légitimité,  nous y avons purement et simplement renoncé.

« Ils se sont faits dévots, de peur de n’être rien », disait Voltaire. Cessons d’acculer les individus à cette diabolique et funeste alternative. Et puis que l’on ne nous accuse pas de discrimination : au point où nous en sommes d’ignorance généralisée, je propose que nous décrétions l’assimilation pour chacun et pour tous ! Pour chacun, car, nous l’avons vu, l’assimilation s’adresse à l’individu en personne ; pour tous, c’est-à-dire aussi bien pour les Français de souche, comme il ne faut pas dire, qui ne savent plus rien de leur propre histoire !

Janvier 2021 – Causeur #86

Article extrait du Magazine Causeur




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est docteur en philosophie. Derniers essais: Libérons-nous du féminisme! (2018), Le Crépuscule des idoles progressistes (2017)

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