Les « Illusions perdues » de Xavier Gianolli sont une divine surprise, malgré le défi immense que représentait l’adaptation d’un des romans les plus complexes de La Comédie Humaine…
J’ai toujours eu la plus vive admiration pour Balzac, ce génie visionnaire, ce sociologue avant la lettre d’une société du spectacle dont il a analysé, de manière si transparente, tous les rouages. Balzac est l’auteur que les ambitieux doivent lire. Je le conseille souvent aux jeunes gens qui cherchent leur voie. Faut-il pour autant l’adapter au cinéma ? Pourquoi pas, histoire de se replonger dans un univers fascinant, aux décors et aux costumes d’époque si agréables à la vue ? Mais qu’apporte une mise en images d’une prose aussi parfaite ? Souvent une déperdition, en réalité, sauf exception.
Le réalisateur Xavier Giannoli voulait depuis longtemps travailler sur Illusions perdues, sans doute l’un des plus beaux romans de Balzac ‒ en tout cas celui que Proust mettait au-dessus des autres. L’action se passe sous la Restauration, et concerne le petit milieu du journalisme parisien. Lucien de Rubempré, poète débutant, quitte son Angoulême natal pour conquérir Paris, à la sueur de sa plume, qu’il a habile. Il y sera confronté, malgré une réussite initiale qu’il ne doit qu’à lui-même, à l’influence des femmes, d’abord sa maîtresse, la trop romantique Louise de Bargeton (Cécile de France), puis la cousine de celle-ci, la redoutable marquise d’Espard (Jeanne Balibar). Le film de Giannoli, je dois l’avouer, m’a fait prendre conscience comme jamais du pouvoir des femmes dans la société. La fascinante marquise d’Espard, en l’occurrence, est le pôle vers lequel affluent tous les hommes en quête de position mondaine. Elle est bien introduite à la Cour, et à ce titre favorise les carrières.
Jeanne Balibar, la balzacienne
Arrêtons-nous un instant sur Jeanne Balibar, cette merveilleuse actrice, qui interprète si bien la marquise. Il y a entre elle et l’univers balzacien une affinité extraordinaire, puisqu’elle jouait déjà, en 2007, dans le film que Jacques Rivette avait tiré de La Duchesse de Langeais, et qui avait été renommé, comme on sait, « Ne touchez pas la hache ». Pour moi, l’adaptation de Rivette était un chef-d’œuvre absolu, il y recréait une atmosphère parfaitement balzacienne, qui nous faisait toucher du doigt l’âme même de Balzac.
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Jeanne Balibar en Antoinette de Langeais, ce fabuleux personnage, rayonnait de manière incomparable. L’actrice, c’est connu, est une littéraire. Normalienne, elle a très tôt bifurqué vers le théâtre et a passé quelque temps à la Comédie-Française. Elle a été Dona Prouèze dans « Le Soulier de satin » ou encore Éléna dans « Oncle Vania », etc., etc. Ses prises de position politiques ont fait d’elle une intellectuelle écoutée, qui évolue dans l’intelligentzia comme un poisson dans l’eau. Dans ces personnages de Balzac, et bien d’autres à l’écran, elle exprime une quintessence tout à fait exceptionnelle de l’art de l’acteur. Rien que pour admirer son rôle en marquise d’Espard, figure féminine essentielle de la Comédie humaine, il ne faut pas rater ces « Illusions perdues » de Giannoli.
Les sarcasmes de la marquise d’Espard
Je dois dire que j’ai apprécié également les prestations de Gérard Depardieu en Dauriat, éditeur illettré, de Jean-François Stevenin, dont ce sera le dernier rôle, en Singali, sans oublier, selon moi, l’impeccable Xavier Dolan en Raoul Nathan, écrivain à succès, l’ami véritable de Lucien. Xavier Giannoli a évidemment modifié un peu la trame du roman de Balzac. Il n’était pas possible d’en reprendre l’intégralité, au risque de perdre en clarté (on peut dire qu’aucune adaptation de Balzac, si réussie soit-elle, ne dispensera de le lire dans le texte). Giannoli insiste par exemple beaucoup sur les noms du héros.
Rubempré, avec une particule, lui vient de sa mère, mais son vrai patronyme, celui de son père, est un banal Chardon. Pris par son désir effréné de réussite sociale, Lucien voudrait que « Lucien de Rubempré » soit officialisé. Cela lui ouvrirait bien des portes, en effet. Pour mieux comprendre l’enjeu de cette question, on peut citer ici la réaction de la marquise d’Espard, ulcérée semble-t-il par tant de vergogne : « S’arroger un nom illustre ?… mais c’est une audace que la société punit. J’admets que ce soit celui de sa mère ; mais songez donc, ma chère, qu’au roi seul appartient le droit de conférer, par une ordonnance, le nom des Rubempré au fils d’une demoiselle de cette maison ; si elle s’est mésalliée, la faveur serait énorme, et pour l’obtenir, il faut une immense fortune, des services rendus, de très hautes protections. Cette mise de boutiquier endimanché prouve que ce garçon n’est ni riche ni gentilhomme ; sa figure est belle, mais il me paraît fort sot ; il ne sait ni se tenir ni parler ; enfin il n’est pas élevé… »
Terribles paroles, significatives de l’excellence de la prose de Balzac, qui s’adapte à toutes les situations de manière réaliste et cruelle. Ces sarcasmes de la marquise d’Espard résument tout ce que pouvait être, sous la Restauration, la morgue d’une authentique aristocrate devant un aventurier voulant se pousser du col. Où l’on voit que, pour Lucien, la partie n’était pas gagnée d’avance, comme le montrera surtout la suite du roman, dans Splendeurs et misères des courtisanes…