Ultimes avatars d’une culture militante en voie de disparition, les gilets jaunes réunionnais se sont révoltés contre les fortes inégalités de l’île. Mais ces citoyens ordinaires ont été dépassés par la montée d’un lumpenprolétariat qui rançonne, pille et terrorise. Reportage dans une société en déréliction.
Au nombre des dizaines de barrages routiers, grands et petits, qui ont bloqué la circulation dans l’île de la Réunion dès le commencement du mouvement des « gilets jaunes », la barricade de Bel-Air, à l’entrée de la commune de Saint-Louis, a vite été signalée comme l’une des plus « dures » – entendre, celle qui laisse passer le moins d’automobiles et de camions sur cet axe qui dessert le sud de l’île, peuplé de 300 000 habitants. Bel-Air : le lieu bien mal nommé s’étend entre un gigantesque tas d’ordures – que l’on s’accorde à ne point traiter depuis des décennies – et la zone industrielle implantée à la naissance de la plaine du Gol.
Vers l’enfer postmoderne
Cette riche terre sédimentaire, autrefois refuge des oiseaux sauvages et accueillante aux troupeaux de cabris et bœufs « moka » est aujourd’hui couverte de supermarchés, de « géants » du bricolage, du discount, du meuble et de la bagnole, fleurons en néon-plastique et tôle galvanisée de cette architecture postindustrielle dont la mocheté, si intentionnelle qu’elle en est militante, contraste avec la splendeur passée des bâtisses créoles. Celles-ci pourrissent un peu plus loin, à l’ombre de l’église délabrée et immense du centre de Saint-Louis – c’est l’une des plus grandes églises au monde –, de l’autre côté de la quatre-voies saturée, bordée d’immeubles « sociaux » aux murs « végétalisés », où chômeurs et travailleurs pauvres cuisent dans « l’ardeur soleil » et bouffent jour et nuit du gaz d’échappement.
La racaille à l’assaut du ciel
Bel-Air, c’est La Réunion telle qu’elle est : bloquée, pauvre, en tas, enlaidie, étouffée, menaçant ruine et bâtissant ruine, précaire, saturée d’inutile et très affairée à organiser le devenir infernal et postmoderne d’une terre que ses premiers habitants avaient nommée « Eden ». C’est dans ce bourgeonnement de décombres que, dans toute l’île, le mouvement des « gilets jaunes » s’est déployé. Immédiatement, pourtant, les kanyar, terme créole qui désigne la racaille, la canaille, le lumpenprolétariat, ont mené le bal. « Pour dix gilets jaunes, il y a 60 “gâteurs” venus racketter et foutre le bordel », rapporte un témoin en route pour l’aéroport, forcé de faire demi-tour à l’instar de l’ambulance qui le précédait. Si l’on peut douter du ratio 60/10, on voit surgir dans toute l’île, une série de péages illégaux où, à courte distance des « vrais » gilets jaunes, au milieu de ces derniers, ou de leur propre initiative, des voyous ivres dès le matin rackettent automobilistes et autobus, barrent la route aux secours et aux corbillards et, mœurs nouvelles dans l’île, caillassent les véhicules de pompiers par imitation des