Accueil Politique « Il n’y a plus d’État, même s’il en reste les apparences »

« Il n’y a plus d’État, même s’il en reste les apparences »


« Il n’y a plus d’État, même s’il en reste les apparences »

Causeur : Vous dénoncez nos gouvernants, qui « occupent le pouvoir sans l’exercer ». Une nouvelle affaire d’ « emplois fictifs » ?

Marie-France Garaud : Ce livre n’est pas polémique : j’avais déjà traité du délitement de nos institutions dans La Fête des fous[1. La Fête des fous. Qui a tué la Vème République ? (Plon, 2006)]…

Causeur :Permettez ! Ce livre-là va encore plus loin, en détaillant ce que vous appelez les «impostures politiques » : « Nous avons glissé de l’État à la société, de la souveraineté à l’identité et du gouvernement à la gestion ». Bref, il n’y a plus de pilote dans l’avion ! Reste à savoir s’il s’agit là vraiment d’un « mal français »… Et si c’était les contre-pouvoirs qui empêchaient, en France comme ailleurs, de gouverner ? Après tout, Obama a eu autant de difficultés avec sa réforme de la santé que Sarkozy avec les retraites…

MFG : Barack Obama, comme ses prédécesseurs, se heurte aux écueils du régime présidentiel : en cas de conflit, le président des Etats-Unis n’a pas le pouvoir de dissoudre le Congrès, et celui-ci n’a pas le droit de censurer le gouvernement. Sauf à se résigner au compromis, avec ce que ça comporte presque toujours d’imperfections, c’est le blocage. Les éternels partisans d’un régime présidentiel pour la France devraient y réfléchir.

C’est précisément pour sortir de l’impuissance du régime parlementaire français mode IIIe ou IVe République sans encourir ce genre d’inconvénients que le général De Gaulle a proposé aux Français les institutions de la Ve République.[access capability= »lire_inedits »]

Elles avaient le mérite de la clarté et, tant qu’elles ont été respectées, celui de l’efficacité : un président élu sur une ligne politique exposée aux citoyens lors de la campagne ; un premier ministre choisi par le président et entouré d’un gouvernement pour mettre en œuvre cette politique ; des députés élus pour voter les lois de la République. Mais, outre la fonction législative et puisqu’ils sont eux aussi les élus de la nation, les députés sont dotés d’un pouvoir éminemment politique, celui de censurer le gouvernement.

Si, usant de ce pouvoir, ils votent une motion de censure — à l’occasion d’une loi en discussion, du budget ou d’une question de politique générale —, le Président dispose de plusieurs possibilités. Il peut infléchir sa politique, éventuellement en modifiant le gouvernement ; mais il peut aussi, soit dissoudre l’Assemblée et provoquer de nouvelles élections législatives, soit soumettre directement la question aux citoyens par referendum et en tirer les conséquences.

L’idée maîtresse de la Ve République est celle du pouvoir donné aux citoyens. Encore faut-il que les députés attachent plus d’importance au mandat que leur donne le peuple qu’aux consignes des partis sous la bannière desquels ils se sont rangés. Tel était le cas initialement et il n’y avait pas, pendant les quinze premières années de la Ve République, de majorité figée, on oublie par exemple, lorsque l’on parle des « godillots » du Général, qu’une bonne trentaine ont quitté l’UNR en raison de leur opposition à l’indépendance de l’Algérie…votée en revanche par des députés catalogués centristes ou de gauche.
Des « majorités d’idées », selon la formule d’Edgar Faure, se constituaient – ou non – en fonction des problèmes, et c’était parfaitement sain. Mais les partis ont repris le pouvoir : d’abord grâce à François Mitterrand qui, face à De Gaulle, voulait appuyer sa démarche sur une sorte d’armée d’opposition : ce fut « l’Union de la gauche », qui n’a d’ailleurs pas survécu longtemps au succès de son inventeur.
Mais le coup le plus rude porté à la liberté des députés est sans doute venu du rôle considérable réservé aux partis dans le financement des campagnes législatives. Nombre de candidats et d’élus deviennent ainsi, par la force des choses, des obligés du parti, des sortes d’apparatchiks. C’est une déviance majeure du régime parlementaire démocratique.

Je me souviens d’un parlementaire détaillant avec conviction, à la télévision, les raisons pour lesquelles la France ne devait en aucun cas rentrer dans le commandement intégré de l’Otan — avant d’affirmer, en réponse à une question, qu’il ne voterait pas contre cette décision…parce qu’il appartenait à la majorité. Quand les intérêts du peuple, que tout député a reçu mandat de défendre, pèsent ainsi moins lourd que les consignes du parti, nous ne sommes déjà plus en démocratie !
Force est d’ailleurs de constater que les institutions, depuis plus de trente ans, n’ont pas cessé de s’effilocher, notamment avec la cohabitation…

N’importe qui doué de bon sens sait que l’on ne peut diriger quoi que ce soit avec deux chefs qui tirent et poussent en sens contraire. D’ailleurs, après avoir longtemps chanté : dans les sondages, les louanges de la cohabitation, les Français reconnaissent, expérience faite, qu’il aurait mieux valu l’éviter.

Causeur : Cette démocratie parlementaire que vous mettez en cause, c’est quand même la règle en France depuis les années 1870 – et le régime gaullien l’exception…

MFG : Personne ne prétend, je crois, que les institutions telles qu’elles fonctionnaient à la fin de la IIIe République et sous la IVe étaient un modèle du genre ! Le sport favori du Parlement consistait à renverser les gouvernements, dont la durée moyenne était de quelques mois ; et les Français, à ce spectacle, oscillaient, entre l’ironie et l’exaspération. On sait où cela nous a menés !
Non, il faut un équilibre institutionnel et, dans la Ve République, la Constitution détermine le rôle important du Parlement : il a le pouvoir législatif et dispose d’un pouvoir de contrôle ; ce n’est pas parce qu’il l’exerce imparfaitement qu’il faut l’oublier.

Ce qui est nouveau, c’est le principe selon lequel la volonté du peuple constitue, en tant que telle, la source directe du pouvoir du chef de l’Etat et en marque aussi les limites. Si le peule rejette les choix et la ligne tracée par celui-ci, si son adhésion fait défaut, le Président ne peut ni imposer sa volonté ni s’imposer lui-même.

Cette exigence est au cœur des institutions. Elle a été trop vite oubliée, mais pourtant elle relève de l’esprit et de l’honnêteté, au-delà du droit et des textes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle De Gaulle a voulu le referendum de 1969.

Causeur : La Chambre introuvable élue en juin 1968 ne l’avait donc pas satisfait ?

MFG : Non, justement ! Il savait qu’après les « événements » de 1968, la victoire aux législatives de 1968 ne signifiait pas une adhésion du peuple à ce qu’il voulait faire pour la suite. Il avait besoin de vérifier que les Français approuvaient ce qu’il leur proposait, de vérifier sa légitimité sur ces projets. Le référendum de 1969 n’était ni un prétexte ni un caprice : c’était, dans son esprit, la continuation du referendum de 1962 sur l’élection du président de la République au suffrage universel — déjà extrêmement controversé sept ans plus tôt.

Le Général savait bien que la centralisation a structuré la France au cours de son histoire – ce qui constitue d’ailleurs une profonde différence avec l’Allemagne. Il savait aussi que ce centralisme, rigidifié au fil du temps, était devenu source de paralysie et qu’il était quasiment non-réformable, engendrant ses propres défenses.

Il fallait une sorte de révolution pour redonner au pays de l’air et de la mobilité. Il fallait donner aux Français la capacité de décider ce qui les concernait directement. Ils avaient acquis, en 1962, le droit de choisir le Président de la République, ils allaient acquérir celui de gérer une large part de compétences.
Je crois que, dans l’esprit du Général, les régions (sans doute élargies aux provinces) devaient apporter à la France la diversité qui lui manque et que l’on trouve dans des pays voisins. Mais Pompidou, qui aurait sans doute mieux su expliquer l’affaire aux Français, était parti, et Valéry Giscard d’Estaing prit position pour le non…

Quant à ceux qui participaient à la rédaction du projet, tous étaient issus des grands corps de l’Etat. Comment voulez-vous que les grands corps de l’Etat préparent efficacement un referendum destiné à éclater, au moins partiellement, leur pouvoir ? C’était impossible — et les résultats l’ont prouvé.

Causeur : Si l’objectif était de mieux représenter l’hétérogénéité française, pourquoi la Cinquième fonctionne-t-elle sur le bipartisme ?

MFG : Mais le bipartisme n’a jamais été inscrit dans le projet constitutionnel, au contraire ! Lorsque De Gaulle a présenté la Constitution aux Français en 1958, place de la République, au jour anniversaire de la proclamation de la République en 1870, il a dit ce qu’il en pensait : si les partis s’emparaient de nouveau des institutions, ce serait « une catastrophe nationale » ! Nous y sommes.

Encore une fois, c’est François Mitterrand qui a redonné un rôle majeur aux partis pour faire échec à celui dont il s’était constitué le rival. Il suffit de lire le « Coup d’État permanent » pour comprendre la violence de cette rivalité.

Face à la « gauche » unifiée, il s’est créé, surtout après les élections présidentielles de 1974, une « droite » : c’est cela qui conduira au bipartisme, puis à la cohabitation théorisée par Edouard Balladur, et donc à la fin de la Ve République telle qu’elle avait été conçue.

Causeur : Pour vous, ces impostures sont graves parce qu’elles compromettent les chances de survie de la France dans le « nouvel ordre mondial » ?

MFG : Les bouleversements qui se produisent dans le monde exigent une analyse lucide. Quelle en est l’ampleur ? Quels en seront les développements et les conséquences ? Quelle forme va prendre l’Europe ? Quel sera le poids de l’Asie ? Quelle sera notre place, à nous Français, dans les fantastiques mutations en cours ?

Lorsque le mur de Berlin est tombé, en novembre 1989, nous avons attribué la chute du système soviétique à l’attraction irrésistible de la démocratie et nous avons cru à l’avènement de ce « nouvel ordre mondial » invoqué par les Etats-Unis. Nous découvrons maintenant que le monde nouveau n’est pas aux couleurs de nos rêves.

Les lieux du pouvoir se déplacent vers l’Est, vers l’Allemagne en Europe, vers l’Asie pour l’ensemble. Si l’Europe a retrouvé son unité avec la réunification allemande… elle renoue par là même avec un tropisme historique vers l’Est. Si l’entrée, dans le jeu mondial de deux milliards et demi d’être vivants est signe de liberté, les pays « émergents » ne nous laisseront pas oublier longtemps qu’ils sont les héritiers des empires les plus anciens et les plus puissants du monde.

Causeur : À vous lire, l’Allemagne jouerait bien mieux que nous le jeu européen… Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils ont de plus que nous, les Allemands ?

MFG : Ils ont la volonté de construire un Etat fort dans et par l’Europe, et cette fois sans la guerre. A cette fin, ils développent leur stratégie en fonction des réalités européennes et germaniques.
Nous étions quelques-uns à voir dès la fin des années 1980, mais surtout à l’occasion du traité de Maastricht, en 1992, que l’organisation européenne en construction était plus allemande qu’européenne et que la France serait perdante dans l’affaire. Nous avons alors dit et répété que notre République serait ainsi privée peu à peu de la liberté de décider de ses choix politiques, y compris de ses dépendances — bref de cette liberté que, pour un Etat, on appelle souveraineté.
Ce que nous n’avions pas vu alors, c’est que l’Allemagne poursuivait un chemin inverse du nôtre et construisait, elle, sa souveraineté

La France et l’Allemagne, sont issues ensemble d’une même source très ancienne, le traité de Verdun, acte de partage de l’Empire de Charlemagne. Mais nos histoires parallèles sont bien différentes et, par voie de conséquence, nos conceptions de l’Europe aussi.
D’un côté, dès le XIIIème siècle et Philippe le Bel, la France était unifiée, forte et constituée en Etat souverain : « Le roi est empereur en son royaume »…. Elle n’avait aucunement besoin de l’Europe pour exister, mais concevait celle-ci comme un relais vers l’universalité du monde.
De l’autre les Germains, qui n’étaient pas parvenus à s’inscrire dans un territoire délimité par des frontières, avaient été ballottés pendant des siècles dans l’empire romain germanique jusqu’à son effondrement… Les expériences des Reichs n’ayant pas laissé de bons souvenirs, ils se sont retrouvés dans la situation d’un ensemble hétérogène politiquement inexistant, attendant leur unification de l’Europe elle-même. .
Pour nous, l’Europe n’a jamais été autre chose qu’un élargissement de l’Etat, né de la conquête. Pour l’Allemagne, elle est le chemin par lequel il lui est possible de se constituer enfin en Etat, mais à une double condition.

D’abord que l’Europe soit fédérale, car le fédéralisme seul permet d’assumer la diversité germanique, de la Prusse à la Bavière… Paradoxalement, ce sont les Alliés qui, en 1945, ont imposé une structure fédérale à l’Allemagne vaincue pour empêcher un nouveau Reich… Mais les Allemands ont admirablement compris l’usage qu’ils pouvaient en faire : assumer dans ce cadre pluriel leur diversité pour établir (enfin !) un Etat sans recourir à la guerre.

Seconde condition : l’ensemble devait comporter un élément permettant de structurer cette diversité. Quel serait cet élément structurant ? Mais la monnaie unique évidemment, réclamée par le chancelier Kohl lui-même lors du traité de Maastricht !

Depuis quelques décennies, l’Allemagne est en train de se construire sous nos yeux, et avec quel dynamisme ! C’est son droit, et sa démarche ne doit pas nous empêcher de rechercher avec elle un partenariat équilibré. Encore faudrait-il que nous organisions les conditions de cet équilibre.

Causeur : Dans les démocraties, disons, mûres, la crise de l’exercice du pouvoir est générale. Quelle est donc la spécificité française ?

MFG : La richesse de son histoire, ses talents… et un coupable aveuglement né de notre narcissisme. C’est évident dans nos rapports avec l’Allemagne, nous venons d’en parler. Nous voudrions qu’elle soit comme nous, qu’elle nous ressemble, en plus brutale et en plus rustique peut-être, parce que plus à l’Est, mais pas essentiellement différente… Nous voudrions qu’elle soit un Etat comme celui auquel notre passé nous a habitués. Rien n’est plus faux !

L’histoire de l’Allemagne étant différente de la nôtre, ses structures le sont aussi. C’est une démocratie, mais son fonctionnement est singulier parce qu’elle est fédérale. Son peuple est souverain, mais dans les lander. Ce n’est donc pas le Président ou le Chancelier, mais la Cour constitutionnelle qui est garante de cette souveraineté construite patiemment, sous nos yeux, alors même que nous abandonnions la nôtre avec armes et bagages dans les traités européens.

Nous ne « battons plus monnaie », nos lois sont décidées à Bruxelles et notre justice soumise au contrôle des juges européens ; nous avons même perdu l’autonomie de nos actions guerrières en entrant dans le commandement intégré de l’OTAN. Voilà pourquoi il n’y a plus d’Etat, même s’il en reste les apparences, et nous mesurons cet effacement dans notre rapport au monde. Pendant ce temps notre voisine se dote, sous l’autorité de la Cour de constitutionnelle de ²Karlsruhe, de ces « éléments intangibles de souveraineté » qui conditionnent la puissance politique.

Mais nous ne voulons pas voir ce qui nous obligerait à des révisions drastiques ; alors, nous nous contentons de plus en plus souvent du rôle de suiveur. C’est une erreur et une faute : la paix, au nom de laquelle nous acceptons toutes les concessions, repose davantage sur l’équilibre des rapports de force que sur les sourires et les amabilités. Nous ne pourrons pas faire avec l’Allemagne un « couple », selon la formule consacrée, si nous ne prenons pas en compte nos « différences », c’est à dire notre dissymétrie.
Lorsque l’on dit aujourd’hui : « Il faut se réindustrialiser ! », – ce qui souligne d’ailleurs que nous nous sommes désindustrialisés – c’est en effet l’expression d’une urgence, mais nous avons du chemin à faire pour rattraper l’Allemagne.

En attendant, nous abandonnons les atouts stratégiques dont nous disposions et dont notre partenaire allemand était dépourvu : le nucléaire civil et militaire ; le partenariat établi dès 1966 avec la Russie dans le domaine de l’espace ; les liens noués avec la Chine par la reconnaissance décidée par De Gaulle, avant celle de tous les grand pays occidentaux ou presque !
Un tel comportement ne permet pas de penser qu’un rapport de forces équilibré, c’est-à-dire fructueux, pourrait se rétablir prochainement entre la France et l’Allemagne.

Causeur : Ce « relâchement » nous condamne-t-il à perdre définitivement la main dans la nouvelle donne géopolitique ?

MFG : On peut gagner un poker avec une paire de dix… Encore faut-il savoir jouer ! Mais notre relâchement vient de loin : en dehors des quinze années où de Gaulle a gouverné la France, suivi par Pompidou dans un court laps de temps, jamais nous n’avons cessé d’être soumis à des décisions étrangères, de succomber à une permanente tentation de l’effacement. Peut-être la France est-elle souveraine depuis si longtemps qu’elle ne sait pas encore les inconvénients à ne plus l’être. Peut-être est-elle fatiguée d’une longue histoire…

Je me souviens d’avoir vu un jour, à Nice, sur la porte d’un café, un petit panneau sur lequel était écrit « Fermé pour cause de fatigue ». Il y a des jours où l’on se demande si la France n’est pas fatiguée… Et pourtant ce n’est pas le moment, car les temps qui s’annoncent ne seront pas faciles. Le retour de l’Asie dans le jeu mondial constitue une révolution sismique dont les « répliques » seront nombreuses et rudes.
Mais je veux croire que la France sortira de sa léthargie, car il y aura encore dans son peuple des aventuriers. Ils existent, même si on ne les voit pas. Et dans son histoire, notre pays a toujours été sauvé par les aventuriers : ceux qui savent risquer leur vie pour une cause qu’ils jugent grande.

Causeur : Le salut par les aventuriers ?

MFG : La France s’est construite au fil de l’épée. Avant d’être comtes, ducs et pairs, ceux qui la firent savaient manier les armes, juger des enjeux et prendre tous les risques. Jeanne d’Arc était une femme, mais quelle aventure elle conduisit ! Plus tard, c’est le peuple qui s’est battu à Valmy, puis sous l’Empire et en 14-18. Enfin, y eut-il plus noble aventurier que De Gaulle en 1939, et ceux qui le suivirent ?
Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui prennent des risques — et pas seulement dans le Dakar : mais en jouant leur vie pour en sauver d’autres.

Il est vrai que la France est devenue une république bourgeoise – et les bourgeois ne sont pas faits pour gouverner, mais plutôt pour faire des affaires, pour gérer. Ce n’est d’ailleurs ni condamnable, ni inutile ; simplement, cela ne suffit pas dans les temps difficiles.

Causeur : Dans la dérive géopolitique des continents que vous décrivez, quelles sont donc les chances de survie d’une France rapetissée et ramollie ?

MFG : Le retour des pays d’Asie dans la mondialisation est certainement l’événement majeur de notre temps. Jusqu’aux années 1990, la mondialisation fonctionnait dans un ensemble relativement homogène : l’Europe et les Etats-Unis — qui d’ailleurs l’avaient conçue. Elle était en quelque sorte le corollaire économique du libéralisme politique théorisé par Tocqueville.

Le libéralisme économique avait déjà connu des problèmes quand on avait tenté de l’appliquer dans des régions moins homogènes comme l’Amérique latine. Et au moment de la chute du Mur, on a carrément cru pouvoir l’étendre au monde entier ! Or il apparaît de plus en plus nettement qu’il y a une contradiction irréductible entre mondialisation et libéralisme tocquevillien.

Causeur : Le libéralisme ne peut-il donc prospérer que dans des sociétés restreintes, voire fermées ?

MFG : Non, mais il repose sur le principe que le Bien de chacun participe au Bien de tous. Or si cela peut être vrai dans une société homogène, mais ça ne l’est plus du tout à l’échelle d’un monde largement hétérogène ! Dans cette configuration la liberté ne lie plus les hommes, elle les divise au contraire et les oppose. Elle est brandie par les plus forts, tandis que les faibles réclament l’égalité — et l’on oublie alors que le cœur de la démocratie est l’établissement de la liberté par l’égalité de la loi.
La mondialisation a de nouveau fait de l’homme un loup pour l’homme. Les interrogations des philosophes, tels René Girard ou Marcel Gauchet, sur ce problème crucial sont éloquentes, qu’ils en tirent ou non les mêmes conclusions.

Un tel bouleversement des rapports de forces et des mentalités peut être comparé dans l’Histoire à celui qui a entraîné la chute de l’Empire romain il y a quinze siècle.

Causeur : Brrr… Pour éviter d’être entraînée dans cette chute, que devrait faire la France ?

MFG : D’abord recouvrer la liberté politique, c’est dire sa souveraineté abandonnée. Et que l’on ne nous dise pas que c’est contraire à la solidarité européenne : l’Allemagne y arrive bien, à partir des mêmes traités.
Les Français attendent quelque chose, mais je ne suis pas sûr qu’ils espèrent vraiment…

Causeur : On y revient : la France n’est pas gouvernée ! Mais c’est quoi, être gouverné ?

MFG : La situation internationale instable exige, de la part des responsables politiques, la plus grande vigilance. Or en France, pendant la dernière campagne présidentielle, nous n’avons pas entendu un mot sur ces questions — ni d’ailleurs à l’occasion des récents remaniements. Les médias parlent des partis, et les partis parlent des « réformes ». Mais quelles réformes, et pour quoi faire ? Tout le monde sait, par exemple, que dans trois ans on ne pourra plus financer les retraites. Alors, forcément les Français se disent : « Nous ne sommes pas conduits. »

Causeur : On vous voit beaucoup à la télévision depuis quelques mois… Avez-vous l’impression d’être aussi entendue ?

MFG : Si tel est le cas, tant mieux. J’apporte ma toute petite pierre. Je sais que les Français attendent quelque chose, mais je ne suis pas sûre qu’ils espèrent vraiment, et cela serait le pire.

Causeur : C’est tout un programme que vous venez de développer ! Voyez-vous, dans le paysage politique, quelqu’un capable de le réaliser ?

MFG : Je me demande si ma vue ne baisse pas, avec l’âge…[/access]

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Mars 2011 · N°33

Article extrait du Magazine Causeur



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