C’est l’histoire de deux Suisses à contre-courant. Monsieur et Madame ont un compte bancaire en Helvétie, où le monde entier rêve depuis des siècles de planquer ses deniers. Bien sous tous rapports, ces citoyens raisonnables projettent cependant l’impensable : ouvrir un compte en France pour y transférer leur argent suisse. Le fait est qu’ils y sont obligés : installés à Paris mais payés en Suisse par des employeurs de là-bas, ils doivent régulièrement transférer leurs revenus en France afin de pouvoir remplir leurs devoirs de consommateurs parisiens (payer un loyer exorbitant, lâcher 14 euros pour un saucisson corse, bref, se saigner pour que la croissance de leur pays d’accueil ne sombre pas dans le ridicule).
Au moment de réaliser ce projet bancaire original, nos Helvètes nagent en plein bonheur migratoire. Ils ont trouvé un appartement dans la capitale, inscrit leurs deux filles à l’école, obtenu un numéro EDF et un numéro de mobile, chacune de ces opérations ayant demandé, soit dit en passant, une ténacité inouïe. L’ouverture d’un compte bancaire s’annonce comme une opération simple et plaisante. Elle représente aussi un moment symbolique : par cet acte, les nouveaux immigrés vont parachever la phase 1 de leur processus d’intégration. Par ailleurs, pour des Suisses, mettre les pieds dans un système bancaire étranger constitue une expérience quasiment transgressive. C’est un peu, en somme, comme s’ils s’apprêtaient à manger du chocolat belge.[access capability= »lire_inedits »]
Voilà donc nos deux primo-installés sur le point d’entrer dans la première banque venue lorsque, au détour d’une conversation, ils apprennent que les banques françaises prennent des frais à chaque virement venu de la non-Europe. Truffée de micro-accords avec l’UE, la Suisse ressemble à un pays de l’Union comme un poivron rouge à un jaune, mais elle est toujours en non-Europe. Donc, si on veut renflouer les banques françaises d’argent suisse, on paie. En ouïssant cette information, Monsieur et Madame ouvrent d’abord des yeux de carpe. Elevés aux mœurs suisses, ils n’ont jamais vu ni entendu dire qu’une banque prenne le moindre frais pour une opération aussi rudimentaire qu’un virement. Après une brève enquête, ils doivent pourtant se plier au fait. Et comme les établissements ne ponctionnent pas dans les mêmes proportions, nos deux agents économiques se résolvent à traiter les banques de Paris comme des marchands de salade. Ils se lancent dans ce harassant travail de comparaison de produit dont le capitalisme sait de mieux en mieux nous envahir l’esprit.
L’exploration du tissu bancaire de leur quartier les emmène ainsi en zigzags d’une banque à une autre, de la BRED à la Société Générale, du Crédit Agricole à Paribas. De cette petite balade, ils tirent rapidement un premier constat : à la question « Combien votre banque prend-elle pour un virement suisse ? », la plupart des employés de banque se révèlent incapables de donner une réponse claire. Tous offrent la même réaction : un visage qui se fige, comme si la question émanait d’outre-espace ; des yeux qui se couvrent d’un voile blanc, expression d’une terreur profonde ; une main, enfin, qui se dirige avec plus ou moins de tremblements vers un fascicule « Nos tarifs », qu’ils feuillettent pendant quelques secondes pour se donner une contenance avant d’aller chercher un supérieur qui n’en saura pas davantage et s’en sortira en renvoyant notre couple à la consultation dudit fascicule dont le contenu, bien entendu, est plus difficile à déchiffrer qu’un code informatique.
Deuxième constat de nos explorateurs, qui réussissent tout de même à isoler quelques données : en matière de frais, les banques françaises ne font pas les choses à moitié. En résumé, recevoir un virement de Suisse dans une banque française coûte jusqu’à 2 % du montant qu’on transvase. A la Société Générale, envoyer 2500 euros de Suisse revient à en envoyer 2450. Tous les établissements déduisent par ailleurs un minimum de 20 euros, quelle que soit la somme transférée. Autrement dit, qui reçoit 500 euros de Suisse voit cette somme diminuer de 4 %. Qui reçoit 50 euros perd 40 %, etc. Précisons que ceci n’inclut pas d’éventuels frais de change, qui sont du même ordre. Bref, pour engranger de l’argent qu’elles s’empresseront ensuite de prêter à des taux prohibitifs (ce n’est pas le cas en ce moment, mais ça viendra), les banques françaises se prennent des honoraires de notaire.
Coïncidence troublante, au moment même où nos Suisses vivent leur choc des cultures, la Commission européenne morigène sévèrement les établissements français. Non seulement les banques de l’Hexagone affichent « un piètre bilan en matière de transparence », mais elles figurent aussi « parmi les plus chères pour les comptes courants ». Il est vrai qu’au cours de leur promenade, nos deux aventuriers découvrent d’autres techniques de prélèvement. Retirer des billets dans un automate concurrent, être en relation avec un être humain pour retirer de l’argent, se voir refuser un chèque, se faire envoyer un chéquier, s’opposer à l’encaissement de l’un de ses propres chèques, bref, le moindre geste bancaire coûte, le plus souvent très cher, sauf si on se résout à contracter une assurance que les conseillers vous collent à votre ouverture de compte sans préciser son caractère facultatif. Si vous ne voulez pas vous faire tondre à la moindre occasion − ou plutôt, si vous préférez vous faire tondre avec régularité plutôt que par à-coups − ce sera donc au minimum 6 euros de frais de gestion par mois et par compte.
Le sommet de l’étonnement est cependant atteint le jour où nos deux Suisses rendent visite à Paribas. Ils sont d’abord accueillis par une employée à hauts talons, qui les met en attente dans de confortables fauteuils au milieu d’un vaste hall. Une deuxième employée vient ensuite prendre une deuxième fois leurs noms et qualités, avant de leur présenter un conseiller grisonnant et affable qui les emmène à pas feutrés dans un bureau isolé, au fond d’un couloir sombre et discret. L’échange se déroule d’abord selon le schéma habituel − stupeur, terreur, fascicule. Le bonhomme parvient quand même à ânonner le montant des frais de virement depuis la non-Europe, puis, comme choqué par le commentaire du couple qui ose évoquer la douceur des mœurs bancaires helvétiques, le même bonhomme lance benoîtement : « Mais dites-moi, si les banques suisses prennent si peu de frais, comment font-elles pour gagner leur argent ? »
Qu’on se le dise : les banques françaises ne tirent aucun revenu du prêt à intérêt, cette activité fondatrice de leur naissance et sans doute tombée en désuétude au royaume de Sarko. Elles ne tirent rien non plus de la spéculation, à laquelle se livrent leurs consœurs du reste du monde avec un succès qui ne faiblit pas. Elles ne peuvent donc, les pauvresses, faire leur beurre qu’en mitraillant leurs clients de ponctions diverses. A leur décharge, il est vrai que les banques françaises ne peuvent pas, comme leurs voisines suisses, miser sur l’évasion fiscale ; elles ne peuvent pas non plus compter sur leurs traders, qui s’acharnent à les mettre en faillite. En somme, notre couple a découvert qu’il y a banque et banque. Les unes jouent au casino avec l’argent qu’on leur confie ; les autres vampirisent leurs petits clients. Certaines, évidemment, font les deux.
Ne désespérons cependant pas trop. Dans ce sombre paysage, nos deux Suisses ont trouvé un établissement qui fait exception. Réputée pour être le refuge des pauvres − certains disent des « ploucs » − la Banque Postale ne prend de frais ni pour les virements venus de la non-Europe, ni pour les escapades vers des automates concurrents. De ce point de vue, c’est la plus suisse des banques françaises. À un détail près : alors qu’ouvrir un compte en Suisse prend, en comptant large, une quinzaine de minutes, la Banque Postale a mis six semaines à réaliser cette opération pour Monsieur et Madame. Nobody’s perfect.[/access]
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