Notre collaboratrice a lu apparemment avec intérêt le dernier roman de Julian Barnes, Elisabeth Finch. Elle en a retenu une magistrale leçon sur les rapports (lointains) du mythe avec la réalité, et les différences irréductibles entre Anglais et Français, les premiers fermement accrochés à leurs mythes, aussi illusoires soient-ils, et les seconds se débarrassant au plus vite des leurs, quitte à s’éparpiller façon puzzle…
Elisabeth Finch évoque une ancienne universitaire dont le narrateur a jadis suivi les cours de Culture générale, pour son plus grand profit. À sa mort, il hérite de sa bibliothèque et de ses papiers. Ecrira-t-il une biographie de la dame, qui n’intéressera personne et qu’elle aurait peu appréciée ? Tirera-t-il de la masse des notes une série d’aphorismes trop intelligents pour notre époque toujours pressée ? Ou rédigera-t-il l’apologie de Julien l’Apostat, l’empereur (331-363 ap. JC) qui chercha à débarrasser l’Empire du carcan de l’intolérance des Chrétiens en revenant à un paganisme souriant ? Qui s’étonnera que Voltaire, entre autres, ait pensé le plus grand bien de ce bienfaiteur de l’humanité trop tôt disparu ?
Chemin faisant, Elisabeth Finch cite « un grand historien et philosophe français » (Ernest Renan, mais ce n’est pas précisé dans le livre) qui a affirmé : « L’erreur historique est une composante essentielle de ce qui fait une nation ». Et Julian Barnes de commenter :
« Nous connaissons bien les mythes fondateurs sur lesquels les nations s’appuient, et qu’elles propagent furieusement : mythes de lutte héroïque contre l’occupant, contre la tyrannie de l’aristocratie et de l’Eglise, luttes qui produisent des martyrs dont le sang versé arrose la fleur délicate de la liberté. Mais les mots importants sont : « ce qui fait une nation ». Autrement dit, afin de croire à l’idée que nous nous faisons de notre pays, il nous faut chaque jour, constamment, dans les petites actions ou pensées comme dans les grandes, nous leurrer nous-mêmes, comme on se répète de réconfortantes histoires pour s’endormir ».
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Julian Barnes est l’un des plus francophiles des romanciers anglais. Lisez ou relisez Le Perroquet de Flaubert, ou L’Homme en rouge, qui témoignent l’un et l’autre d’une culture française approfondie. Il en est de même ici. Tongue in cheek, comme ils disent outre-Manche, chacun comprend que ces « mythes de lutte héroïque contre l’occupant, contre la tyrannie de l’aristocratie et de l’Eglise, luttes qui produisent des martyrs dont le sang versé arrose la fleur délicate de la liberté » sont autant de légers coups de griffe contre les illusions dont les Frenchies ont longtemps nourri la cohésion nationale. Et longtemps les Français ont exalté le mythe du Chef qui, vaincu (Vercingétorix à Alésia, Roland à Roncevaux, Jeanne d’Arc à Rouen, Napoléon à Waterloo) ou vainqueur (Charlemagne, Philippe-Auguste, Louis XIV, Napoléon à Austerlitz et De Gaulle en 1944) fédère autour de son image les vertus gauloises.
Les Anglais ont fort peu le respect du grand homme. Dès que la guerre, fut finie, ils ont renvoyé Churchill chez lui et ont élu le médiocre Clement Atlee, parce que le sang, la sueur et les larmes, ça commençait à bien faire. Ils s’appuient prioritairement sur un mythe territorial : personne ne les a jamais envahis — sauf les Celtes, les Vikings, les Saxons, les Normands, mais bon, tout ça c’est vieux, depuis le XVIe siècle et le vent mauvais qui a envoyé par le fond l’Invincible Armada, personne n’est venu les narguer dans leur île, ni les Français débarqués imprudemment en Irlande en 1798, ni les troupes massées par Napoléon à Boulogne pendant le Blocus continental, ni les Prussiens de Guillaume, ni les Allemands d’Hitler. Intouchés pendant cinq siècles, cela vous refait une virginité.
Et ce mythe-là, ils s’y accrochent encore — c’est ce qui a fait basculer les électeurs du côté du Brexit. Bruxelles avait tenté de débarquer chez eux.
De la même manière, le Commonwealth reste pour eux, malgré l’indépendance accordée à tant de nations conquises, un mythe fonctionnel. Il y a tant d’Indiens et de Pakistanais en Angleterre qu’ils peuvent croire de bonne foi que ces pays lointains sont encore des colonies.
Et côté morale, ils affirment haut et fort qu’ils sont les premiers à abolir l’esclavage et la traite transatlantique — quand en fait, explique Julian Barnes, ils ont été les premiers à importer des Noirs aux Amériques — dès le début du XVIIe siècle.
La France a opéré dans l’autre sens. Nous nous couvrons la tête à l’idée que l’Afrique noire ou l’Afrique du Nord ont été des dominions français. Nous stigmatisons les Nantais et les Bordelais, descendants de capitaines enrichis dans le trafic triangulaire. Nous n’enseignons plus la vie des hommes illustres à nos enfants — qui du coup errent sans modèle et s’en cherchent un dans les théories des premiers communautaristes venus. Nous n’enseignons plus la construction de la France, puisque l’étranger commence désormais en Seine Saint-Denis, dans le 13ème arrondissement de Marseille ou la banlieue de Lyon. Entre autres.
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Nous n’avons plus de mythes fédérateurs, et les idéologues qui ont fait main basse sur l’Ecole se gardent bien d’entretenir la flamme : pas de drapeau tricolore en classe, pas de Marseillaise reprise en chœur. Nous n’avons plus de « réconfortantes histoires pour nous endormir », et nous ne nous leurrons plus qu’au niveau individuel : le narcissisme du selfie a remplacé le patriotisme.
À moins que nous ne comptions comme « héros » les gentils jeunes gens qui poussent de leur mieux une vessie en cuir remplie d’air dans une forêt de jambes adverses. Nous avons les idoles que nous méritons.
Les Grecs ne croyaient pas à leurs propres mythes, mais ils savaient qu’ils étaient indispensables. Les Romains, eux, n’eurent de doutes qu’avec l’arrivée du christianisme — c’est ce qu’avait compris Julien l’Apostat. La France s’est construite sur bien des batailles, bien des horreurs, mais sur combien d’exploits… L’Angleterre persiste à se croire une île — alors même que la mondialisation pourrait les dissuader de persister dans cette illusion. Mais ils tiennent à leur identité — au moment même où nous laissons se dissoudre la nôtre. Et les peuples qui n’ont plus de mythes sont condamnés à disparaître, à court terme.
Elizabeth Finch, de Julian Barnes, éd. Mercure de France, 196 p., 2022, 19€.
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