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Il était un prince Wallon, une fois


Il était un prince Wallon, une fois

Les Wallons le souhaitent, certains Français l’espèrent. Puisqu’un consentement mutuel nous y invite, réunissons-nous bientôt, avec l’approbation du prince Charles-Joseph de Ligne, l’enchanteur wallon. Belge, il ne le fut point de son vivant, quoique né à Bruxelles en 1735 : il n’y eut d’Etat belge indépendant que cent ans plus tard, proclamé par la Conférence dite de Londres (1831), après de rudes journées révolutionnaires. Mais grand seigneur de la province du Hainaut, et Wallon par la même occasion, il le fut assurément. Charles-Joseph hérita les quartiers de noblesse qui font le sang bleu : prince de Ligne, du Saint-Empire, chevalier de la Toison d’or, Grand d’Espagne… Entraîné vers l’aventure militaire et mondaine, il vécut tous les événements de son temps. Et laissa une œuvre qu’il nous faut redécouvrir.

Avant l’indépendance arrachée à l’Autriche, une « sensation d’appartenance » au territoire s’était cristallisée chez l’élite bourgeoise de Belgique, exaspérée par les méthodes autoritaires de l’empereur Joseph II, lui-même gagné aux idées avancées des philosophes (paradoxe austro-belge !). « Réveillée » par la Révolution française, une coalition du Hainaut et du Brabant, d’esprit et d’intention patriotiques, défait l’armée d’Autriche à Turnhout (24 octobre 1789) et à Gand (13 novembre). La discorde entre les deux parties (l’une conservatrice, menée par Henri Van der Noot, l’autre libérale, conduite par Jean-François Vonk) constitutives de cette première révolution brabançonne, accéléra sans doute son échec, en octobre 1790. On ne saurait affirmer que le prince de Ligne éprouvait du patriotisme (bien qu’il juge le mot patriote « honorable »), car ce sentiment est alors étranger à un gentilhomme de son rang ; il se met au service des Etats, des princes de sang et de la « religion des rois ».

Le prestige militaire dont il jouissait auprès des insurgés, aurait pu l’entraîner dans la dissidence « flamande », ainsi qu’il la qualifie. Y a-t-il songé ? Au maréchal de Lascy, ministre, il croit nécessaire d’écrire, comme pour se garantir, qu’il est « assommé de propositions pour [le] mettre à la tête des Flamands », mais qu’il a répondu qu’il « ne [se révoltait] jamais pendant l’hiver » ! De même qu’elles le préservaient de toute haine, sa bonhomie et sa nonchalance le détournèrent des pièges de l’ambition. Il a aimé l’amour – et sa forme outrée, la débauche – mais ne manifesta jamais l’instinct de prédation du séducteur compulsif ; bien au contraire, il développa un très égalitaire «commerce» avec les femmes, reflet d’une heureuse civilisation qui fonde son développement sur leur intelligence et sur leur consentement : « Les hommes qui s’éloignent de leur société cessent d’être aimables et ne peuvent plus le devenir. » On verra son élégante silhouette se pencher sur tous les bustes à décolletés pigeonnants, franchir nuitamment bien des porches, se hâter vers des inconnues aimables. Il est de galanterie comme on est d’un pays. Arrivant en retard à un dîner chez le roi de Pologne, il prétend que la cause en est « l’une de ses plus belles sujettes », dont l’honneur restera sauf puisqu’il est incapable de se souvenir de son nom polonais « qui est de cinq ou six syllabes diaboliques à prononcer ». En lisant le récit d’une étreinte furtive, au petit matin, avec sa jeune cuisinière, les esprits avisés, ou chagrins, parleront de droit de cuissage ; ils seront démentis par ses mots de reconnaissance pour la charmante complice de son « pauvre petit crime ».

Soldat, il l’est totalement, avec ce mélange de sérieux et de détachement qui le caractérise. Il commande sans morgue et respecte ses hommes : « J’ai fait attendre des empereurs et des impératrices, mais jamais un soldat. » À la guerre, il est d’un courage presque inconscient. Il s’y amuse, pourvu qu’il y combatte : « Je ne me plains pas de quelques coups de fusil qu’on me tire quelquefois, par gaieté, quand je me promène. » Catherine de Russie raffole de ce séducteur, au point de lui offrir la terre « d’Iphigénie en Tauride », en Crimée, non loin de Yalta, qu’elle se propose de lui faire découvrir au terme d’une inoubliable croisière. Il embarque en mai 1787, à Kiev, sur l’une des sept galères somptueusement aménagées. Bien sûr, Catherine dissimule l’objet politique de son pèlerinage en Crimée, naguère sous tutelle turque, provisoirement indépendante : exposer son audace et sa vision civilisatrice à l’Occident, contrarier les ambitions de l’Angleterre et de la Prusse, démontrer sa puissance militaire à la Sublime porte… Dans ses lettres à la marquise de Coigny, il décrit une féerie asiatique mêlée de splendeur versaillaise, de paysages grandioses, de chevauchées de Tartares et de Cosaques. Fasciné par le prince de Tauride, le fameux Potemkin, un colosse à l’humeur contrariée de lubies, il le juge trop hésitant devant l’ennemi. S’il se moque de l’accoutrement d’un régiment de Juifs, fondé par Potemkin, il vitupère le « maudit pape » qui a jugé cette initiative « contraire à la sainte écriture ». Il s’amuse au spectacle des « Tartars mahométans », dont il « approuve la paresse […] assis les bras et les pieds croisés, sur leurs toits ». Puis il finit par se demander ce qu’il fait là.

Célébrer Voltaire et Rousseau, ce n’est pas si mal de la part d’un catholique paradoxal mais ferme dans sa croyance. Il eut d’ailleurs bien du mérite à acquérir puis à conserver sa foi de charbonnier. Enfant, il fut confié à des précepteurs, prêtres pour certains qui, à l’exception d’un brave abbé, ne croyaient pas en Dieu ! Le prince de Ligne n’est point un « grand seigneur fort méchant homme », sarcastique, à la manière de Don Juan. Il ne néglige assurément pas la chose profane mais n’a aucun goût pour la profanation ni pour les démonstrateurs de néant. Ce qui ne l’empêcha pas de sympathiser avec un Casanova vieillissant, qu’il trouva une fois de plus désargenté, subissant plus qu’exerçant le précaire emploi de bibliothécaire dans un château de Bohême.

Or donc, nous accueillerons bien chaleureusement la « transhumance immobile » qui paraît s’ébranler depuis la Wallonie, pourvu que se place en tête du cortège le majestueux fantôme du prince de Ligne. Il flotte dans son sillage comme un parfum d’Europe défunte, sans doute un peu rêvée, mais bien plus enivrant que toutes les commissions et tous les décrets du « machin » appelé Parlement européen, terriblement ennuyeux, plus apte à recycler les articles périmés qu’à nous entraîner dans une ronde enchantée.

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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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