Stéphane Hessel a doublement droit au respect : pour son âge et pour son passé. Mais on a aussi le droit de trouver que l’adoration unanime dont il est l’objet est assez comique quoiqu’un brin inquiétante. Enfin, on devrait avoir le droit. Est-il obligatoire, parce qu’un homme est âgé de 93 ans et qu’il a fait le bon choix à 20 ans, d’admirer ce qu’il est et d’approuver ce qu’il dit ? Sans doute, parce que dès que son nom est prononcé, il est conseillé d’exprimer un mélange de gravité et d’humilité montrant qu’on sait n’être qu’un vermisseau à côté de ce géant. À la limite, il est permis d’émettre quelques réserves sur sa théologie de l’indignation ou d’avouer quelques désaccords avec ses combats, mais à la condition d’avoir préalablement fait acte de dévotion en alignant quelques superlatifs relatifs à sa personne dont il accepte de faire don à la France. Il est recommandé d’ajouter qu’à 93 ans, « il est le plus jeune d’entre nous », lieu commun ânonné par ses thuriféraires. Et mieux vaut éviter les blagues. Avec les grandes consciences, on ne rigole pas. Le triomphe de Hessel, c’est la victoire de la tyrannie du Bien : Il est interdit de contredire[1. Je plaide coupable : personne, dans ce dossier, ne défend Stéphane Hessel, Régis Debray ayant décliné mon invitation. Mais j’espère bien réparer ce manquement dans le prochain numéro de Causeur].[access capability= »lire_inedits »]
On va croire que je casse l’ambiance pour le plaisir d’être à contre-courant. Pure calomnie. Je vais même vous faire un aveu. Moi aussi, parfois, j’aimerais en être, communier avec mes semblables dans l’indignation, moi aussi j’aimerais me sentir mobilisée, citoyenne, solidaire. Moi aussi, je voudrais résister. Voilà, je n’y arrive pas. J’ai pouffé en visionnant, sur Mediapart, ses vœux en forme de remake de l’appel du 18-Juin, appelant la France à entrer en Résistance. J’avoue cependant qu’à la lecture de Indignez-vous !, la colère l’a emporté sur l’amusement. Parce que, même à 3 euros, 750 000 exemplaires vendus, ce n’est pas un succès de librairie, mais ce que les médias appellent un « phénomène de société » – un symptôme. Que l’indignation soit une efficace échappatoire à la raison, on n’avait pas attendu Hessel pour s’en rendre compte. Mais avec lui, elle est devenue une doctrine. Raison pour laquelle nous avons choisi de lui consacrer le dossier de Causeur et de demander au docteur Finkielkraut de nous livrer son diagnostic.
« Pour trois euros, t’es Jean Moulin ! »
Contrairement à ce que suggère le titre de la collection dans laquelle il est publié – « Ceux qui marchent contre le vent » − Hessel ne bataille pas contre l’époque : il lui dit ce qu’elle veut entendre, il lui tend le miroir dans lequel elle rit de se voir si rebelle. Foin de la complexité du monde, des paradoxes, nuances, contradictions qui font le sel de la condition humaine − et accessoirement de la pensée −, tout cela est emporté par le torrent de bons sentiments qu’il déverse sur nous sans pitié. Pour lui, la vie est un western : il y a les gentils – les sans-papiers, les Roms, les membres d’Attac, les Palestiniens − et les méchants – les banquiers, la mondialisation, Hitler, vous complèterez. Comme tout le monde n’a pas la chance de vivre sous la menace fasciste, chacun est invité à trouver son motif d’indignation. Soyons honnêtes : Hessel admet que les choses sont aujourd’hui « moins nettes ». Mais il nous invite à rejouer en permanence le combat de la Résistance contre le vichysso-nazisme. Et vu que nos écoles sont déjà peuplées de gamins qui pensent que Gaza et Auschwitz, c’est pareil, ou que Sarkozy est le descendant de Pétain, nous n’avions pas vraiment besoin de ça.
Parmi les raisons de s’indigner, il en est une que Stéphane Hessel chérit particulièrement, c’est la Palestine. La mère de toutes les indignations. Pour lui, la situation en Cisjordanie et à Gaza est bien plus grave que tous les massacres perpétrés dans le monde. Le Hamas, écrit-il, « n’a pas pu empêcher que des rockets (en anglais dans le texte) soient envoyées sur des villes israéliennes ». « Soient envoyées » ? Mais par qui donc ? De toute façon, ce n’est pas grave car leur seul effet, poursuit-il, était de « faire courir un peu plus vite les habitants de Sdérot vers les abris ». Les intéressés apprécieront[2. Alain Finkielkraut me signale par ailleurs un article de Jorg Wollenberg paru le 21 janvier dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Selon cet historien, qui a eu plusieurs conversations avec Stéphane Hessel, celui-ci aurait dit : « La politique d’occupation allemande était, si on la compare par exemple avec la politique d’occupation actuelle de la Palestine par les Israéliens, une politique relativement inoffensive, si l’on fait abstraction d’éléments d’exception comme les incarcérations, les internements et les exécutions, ainsi que le vol d’œuvres d’art. » N’ayant pas le temps de l’interroger, je précise que je ne crois nullement que Stéphane Hessel fasse montre ici de la moindre complaisance avec le nazisme, mais la comparaison avec l’occupation israélienne est pour le moins ébouriffante].
Peu importe, ça fait du bien de s’indigner. La glorieuse lutte contre Jean-Marie Le Pen avait déjà permis d’inventer l’antifascisme sans risque. Avec Indignez vous !, pour 3 euros, t’es Jean Moulin. Autrefois, on appelait ça les « indulgences » : c’est l’Église qui les vendait et ça coûtait un paquet. Grâce à Stéphane Hessel, le Paradis est à la portée de toutes les bourses.[/access]
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