Il y a des jours où l’on ressent l’infinie tristesse de voir son crédit-temps de présence sur cette Terre en voie d’épuisement, sans être totalement persuadé d’être capable d’observer, depuis l’au-delà, les agissements de nos survivants.
Cette tristesse surgit entre deux éclats de rire que ne manque pas de provoquer la lecture du dernier livre de Iegor Gran, L’Écologie en bas de chez moi (POL), un pamphlet alerte et jubilatoire contre les écolos, version bobo, qui sévissent à Paris et dans sa banlieue proche.
En effet, on vendrait son âme au diable pour voir, mettons dans cinquante ans, nos prêcheurs d’apocalypse, décroissants comme la lune, gardes-chiourme du tri sélectif, défenseurs autoproclamés des générations futures, constater que cette bonne vieille humanité aura trouvé le moyen de faire face aux catastrophes annoncées. Catastrophes, d’ailleurs, qui ne seront peut-être même pas survenues en dépit des prophéties des Philippulus surdiplômés.
La moutarde est montée au nez de Iegor Gran le jour où il vit, scotchée sur le panneau d’affichage du hall de son immeuble, une affichette où l’on pouvait lire : « Ne manquez pas ! Le 5 juin, projection du film Home, de Yann Arthus-Bertrand. Nous avons tous une responsabilité à l’égard de la planète. Ensemble, nous pouvons faire la différence ! »
Fin d’une amitié sur fond d’incompatibilité écologique
Cette injonction produit chez l’écrivain l’inverse de l’effet escompté. Le 4 juin 2009, la veille de la diffusion du film en question, Libération publie une tribune de Gran sobrement intitulée : « Home, ou l’opportunisme vu du ciel ». À l’origine, ce texte commençait par la phrase suivante : « Leni Riefenstahl en avait rêvé, Yann-Dieu l’a fait ! » On ne saurait totalement désapprouver la censure opérée sur cette phrase par la rédaction de Libé, car elle aurait submergé sous les points Godwin un propos musclé, certes, mais à la mesure du matraquage culpabilisateur asséné par l’ancien photographe officiel du Paris-Dakar reconverti dans l’écolo-business modèle Al Gore.
Comme on peut s’en douter, cette tribune suscita plusieurs centaines de posts dont l’écrasante majorité fustigeait l’irresponsabilité quasi criminelle de son auteur. Sa publication eut également pour conséquence la rupture, lente, mais inexorable, de l’amitié entre Iegor Gran et Vincent, avec lequel il était très étroitement lié depuis leurs études communes à l’École centrale. Scientifiques défroqués, Iegor et Vincent s’étaient aménagés une douce vie de bohème chic, le premier dans la littérature, le second dans les arts graphiques. C’est le récit de cet éloignement sur fond d’incompatibilité écologique qui constitue la trame du livre, enrichie de scènes de genre vécues dans le local poubelles de son immeuble où veillent la mémé recycleuse du 3e escalier B et le médecin généraliste débile qui martyrise son fils de 10 ans au prétexte qu’il fait souffrir le laurier-rose du hall en lui arrachant quelques feuilles…
Gran, lui, n’est pas sûr d’avoir totalement raison
Leurs épouses respectives tentent bien de recoller les morceaux après quelques repas agités, mais sans succès. L’argumentation prétendue sérieuse de Gran est exposée sous forme d’une pléthore de notes en bas de page, dont l’auteur lui-même n’est pas dupe : il n’est pas sûr d’avoir totalement raison, ce qui le différencie radicalement de ses contradicteurs. Il pousse le masochisme jusqu’à fréquenter les innombrables salons consacrés à la bouffe bio et au développement durable pour en montrer le côté dérisoire et récupérateur.
Iegor Gran n’est pas un adepte de l’autofiction, bien au contraire. Il s’inscrit plutôt dans la lignée d’un Georges Perec et des forçats de l’écriture sous contrainte. S’il se laisse entraîner dans ce genre infra-littéraire, c’est pour s’en moquer au passage en le comparant au recyclage des déchets de la vie réelle pour produire une infâme bouillie aussi insipide que la nourriture macrobiotique.
Iegor Gran a passé les dix premières années de sa vie dans l’URSS brejnévienne. Il est le fils de l’écrivain dissident Andreï Siniavski, qui fut autorisé à émigrer en France en 1974. Cela lui donne un sixième sens pour détecter ab ovo les signes du surgissement d’un contrôle social généralisé des comportements individuels au nom d’une idéologie prétendument émancipatrice. Pourtant, il n’a rien d’un imprécateur et ne revendique que le droit à l’indifférence raisonnée face aux injonctions sectaires des sauveurs de la planète.
Il est symptomatique que ce soit un Russe d’âme et de cœur qui vienne nous signaler, avec humour et talent, que la France laisse péricliter cet art de la conversation dont l’historien anglais Theodore Zeldin[1. Theodore Zeldin, De la conversation, Fayard 1999] démontra naguère le caractère unique dans le monde civilisé.
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