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Identité nationale : qui hait qui ?


Identité nationale : qui hait qui ?
Emmanuel Todd.
Emmanuel Todd.
Emmanuel Todd.

La haine de l’autre comme unique programme : à en croire l’anthropologue Emmanuel Todd, Nicolas Sarkozy ayant échoué sur le plan économique, « la recherche de boucs émissaires à tout prix » serait devenue « comme une seconde nature ». Il le proclame haut et fort dans un entretien publié par Le Monde du 28-29 décembre : « Le gouvernement, à l’approche d’une échéance électorale, propose, je dirais même impose, une thématique de la nation contre l’islam. » Comme citoyen, Todd est révulsé. C’est son droit et on peut au moins lui reconnaître une certaine constance : depuis 2007, il n’a cessé de pilonner le président de la République, en qui il voit le symptôme et la cause d’une maladie française qui, pourtant, explique-t-il, n’existe pas, puisque Sarkozy et le dernier carré de ses électeurs en sont les ultimes survivances.

Todd détient l’un des plus jolis cerveaux du pays, formé dans les meilleures écoles britanniques. Il peut donc tenir avec brio deux discours parfaitement contradictoires – chanter l’air de « tout va bien », décréter que la France est en train de « réussir son intégration », et décrire le sarkozysme comme une « pathologie sociale » relevant « d’une analyse durkheimienne – en termes d’anomie, de désintégration religieuse – et marxiste ». Comment cette pathologie a-t-elle pris dans une société en bonne santé, voilà ce que Todd, fort de ses séries statistiques et de quelques certitudes ne nous dit pas.

Pas mal de mes amis le détestent – ce qui doit lui faire très plaisir. Pour ma part, je l’avoue, j’aime bien Emmanuel Todd. D’abord, c’est un copain et il peut être d’un commerce passionnant, amusant et même amical, pour peu qu’on évite ses mauvaises périodes et les sujets qui fâchent – ce qui devient, il est vrai, assez compliqué. En prime, très beau garçon, irrésistible quand il s’énerve. C’est en lisant L’Illusion économique que j’ai compris la mécanique perverse du libre-échange. Et son essai sur le déclin de la puissance américaine est bien plus démonstratif que ne le pensent ceux qui sont convaincus de l’avoir lu quand ils se sont contentés de quelques articles.

Qu’il y ait deux Todd – le savant brillant et l’idéologue énervé – n’est ni surprenant, ni choquant. Idéologue, nous le sommes tous un peu. L’ennui, c’est que c’est souvent le second qui s’exprime avec le langage et surtout avec l’autorité du premier. On interroge l’intellectuel et c’est le spécialiste de l’agit-prop qui répond. Certes, les lunettes à travers lesquelles il voit le monde sont sophistiquées. Elles observent des courbes encourageantes et annoncent le progrès inéluctable de l’humanité. Le problème, c’est que, loin de le rendre clairvoyant, elles l’aveuglent, en lui masquant toute la réalité qui n’entre pas dans ces merveilleuses extrapolations – c’est-à-dire une bonne partie de celle-ci et pas la plus affriolante. Todd sait faire parler un taux de fécondité comme personne, mais on dirait souvent qu’il ne voit pas ce qui se passe autour de lui. Notamment parce que, pour lui, les croyances et les représentations n’ont aucune valeur explicative en tant que telles.

Les propositions qu’il avance dans Le Monde méritent donc d’être examinées, d’abord à cause de l’assurance inébranlable avec laquelle il les formule (le doute méthodique n’est pas trop son truc), ensuite parce que, malgré leur caractère manifestement outrancier, elles passent pour raisonnables.

Première évidence supposée : le gouvernement aurait, à l’approche des régionales, imposé la thématique de la nation contre l’islam. Outre qu’on ne voit pas très bien ce qu’il aurait eu à y gagner (il aurait plutôt intérêt à gagner les voix des musulmans qu’à les perdre), il faut vraiment être naïf ou de mauvaise foi pour affirmer que le gouvernement est en mesure d’imposer un quelconque débat. Au contraire, il semble que tout le monde ait été pris au dépourvu par les passions suscitées par l’initiative de Besson. De fait, le débat sur l’identité nationale s’est transformé, avec un petit coup de pouce des Suisses, en débat sur la place et la nature de l’islam en France. Ça ne plait pas à Emmanuel Todd qu’on se pose de telles questions. D’ailleurs, personne ne se les pose plus : « En 1994, dit-il, la carte du vote FN était statistiquement déterminée par la présence d’immigrés d’origine maghrébine, qui cristallisaient une anxiété spécifique en raison de problèmes anthropologiques réels, liés à des différences de système de mœurs ou de statut de la femme. Depuis, les tensions se sont apaisées. Tous les sondages d’opinion le montrent : les thématiques de l’immigration, de l’islam sont en chute libre et sont passées largement derrière les inquiétudes économiques. » Le récent sondage du Parisien dans lequel il apparaissait qu’une moitié des Français avoue des inquiétudes concernant l’islam a dû échapper à Todd. Il ne voit ni l’augmentation du nombre de femmes en burqa, ni la persistance du caïdat dans les cités, ni le recul de la mixité, ni le fait que des Français de toutes origines peuvent légitimement être troublés quand certains de leurs concitoyens affichent leur détestation de la France. Au nom de l’islam ou de ce qu’ils prennent pour l’islam. Peu importe, Todd en est convaincu : ces troubles et ces inquiétudes sont en chute libre. En réalité, Todd voit ce qu’il croit.

À l’appui de ses convictions, Todd brandit l’exogamie des enfants d’immigrés. « Les populations d’origine musulmane de France, dit-il, sont globalement les plus laïcisées et les plus intégrées d’Europe, grâce à un taux élevé de mariages mixtes. » Le problème est que ce constat date de 1994, date à laquelle il écrivait Le destin des immigrés. Depuis, ce type de statistiques étant de facto interdit aux chercheurs, on ne sait pas dans quel sens s’est déplacé le curseur. Seul un optimisme de principe permet de décréter que cette tendance à l’exogamie s’est poursuivie sur sa lancée. Todd a sans doute raison quand il dit que les Français « n’en ont rien à foutre des questions de couleur et d’origine ethnique ou religieuse ». En déduire qu’ils se fichent tout autant des différences culturelles et des revendications identitaires suppose un saut franchement périlleux.

Je n’ai pas, il est vrai, la moindre statistique à opposer aux certitudes d’Emmanuel Todd, seulement le sentiment qu’en une vingtaine d’années l’intégration des enfants d’immigrés a reculé plutôt qu’elle ne s’est améliorée et que, chez une partie d’entre eux, la proclamation identitaire a pris le pas sur la revendication égalitaire : de la marche des Beurs à la Marseillaise brûlée et à « la burqa, où je veux », Todd trouve que « les tensions se sont apaisées ». Moi pas. Et j’avoue que je ne sais pas comment une même réalité peut donner lieu à deux perceptions si contradictoires.

Mais là où l’ami Todd charrie carrément, c’est quand il explique que ces tensions (apaisées, rappelons-le) sont le produit d’une politique machiavélienne et cynique consistant à attiser la haine des uns contre les autres pour faire passer la pilule de l’échec économique. En somme, aux difficultés existantes, Nicolas Sarkozy aurait délibérément choisi d’ajouter le malaise national – qui bien sûr n’a aucun autre fondement – en dressant les « de souche » contre les « issus de ». La panne de l’ascenseur social que Todd analysait il y a dix ans, c’est lui ! La machine à fabriquer des Français grippée, c’est lui ! Le vote FN des anciens cocos, encore lui ! L’islam salafiste dans nos banlieues, les filles interdites de jupe, la Marseillaise sifflée par des Français : tout ça, ce sont des inventions de Sarkozy pour effrayer le bourgeois et, plus encore, le petit blanc.

On passera rapidement sur le caractère complotiste de l’hypothèse selon laquelle la France – comprenez Sarkozy – aurait « une stratégie de confrontation avec les pays musulmans – comme en Afghanistan ou sur l’Iran » pour des raisons ayant trait au « jeu intérieur ». En somme, notre gouvernement néo-colonial s’en prendrait aux fiers Pachtouns et aux rudes Persans, qui ne font de mal à personne, pour intimider nos pauvres Arabes ?

Certes, on peut croire Emmanuel Todd sur parole : à long terme, les progrès de l’alphabétisation et la baisse de la fécondité auront fait triompher la raison dans les zones les plus reculées de ces deux pays tenues en coupe réglée par des barbus tendance stal et dans pas mal d’autres endroits. Fort bien. Mais tous les ploucs qui n’ont pas la chance de vivre dans l’éternité de la démographie savent qu’à long terme ils seront tous morts. Et, en attendant cet heureux dénouement, ils ne trouvent pas très riant l’islam politique tel qu’il s’affiche au niveau planétaire. Ils ont certainement tort, tous ces lepénistes cryptos, actuels et futurs qui ne comprennent rien au vent de l’histoire, mais ils doivent bien avoir eux aussi leur place dans les courbes et les statistiques dans lesquelles Todd lit l’avenir ?

Ce Sarkozy est vraiment démoniaque. Saviez-vous qu’en 2005, il « a mis le feu aux banlieues » pour récupérer l’électorat frontiste – d’ailleurs, Todd ne nous dit pas ce qu’il conviendrait de faire de cet électorat, le déchoir de son droit de vote, l’encourager à revoter Le Pen pour pouvoir faire la fête ? Croit-il vraiment que des gamins et moins gamins qui ne peuvent prononcer une phrase entière sans dire « nique », « ta race », « chien » et bien d’autres gracieusetés encore et qui annoncent tous les deux paragraphes qu’ils vont « tuer un bâtard » sont si sensibles au beau langage qu’ils n’ont pas supporté « racaille » et « kärcher » et qu’animés par une légitime révolte devant de tels écarts, ils ont brûlé les voitures de leurs parents et l’école maternelle de leurs petits frères ?

On espérait y échapper. Pitié pas Vichy, pas lui. Mais bien sûr, il a fallu que les années 1930 pointent leur nez. Le dialogue entre l’intervieweuse et l’interviewé sur le thème « vous avez dit fascisme ? » est un morceau de choix dans le genre « je dis tout et son contraire » qui est, selon Todd, une caractéristique du sarkozysme. Réponse, en substance : ce n’est pas pareil mais ça y ressemble. Ou l’inverse. Comportements nouveaux qui renvoient au passé, comparaison qui n’est pas confusion mais un peu quand même, Etat au service du capital, l’idée c’est que Sarkozy fait du vieux avec du neuf et du neuf avec du vieux. « Quand on est confronté à un pouvoir qui active les tensions entre les catégories de citoyens français, on est quand même forcé de penser à la recherche de boucs émissaires telle qu’elle a été pratiquée avant-guerre. » On pourrait ajouter que quand on construit un monde fantasmagorique peuplé de bons et de méchants, on aboutit forcément à une conclusion délirante.

Précisons-le clairement : Emmanuel Todd ne dit jamais que le sarkozysme est un fascisme. Seulement, il ne peut pas ne pas y penser. Il ne nous dit pas non plus que les musulmans d’aujourd’hui sont les juifs d’hier et que l’étoile verte est en train de remplacer l’étoile jaune. Mais on ne peut pas ne pas y penser.

Alors moi aussi, je voudrais poser une question, au copain, au citoyen et au savant : quand tu mobilises cet imaginaire-là et ces références-là, es-tu certain, cher Mano, de ne pas être aveuglé par une haine qui ne te sied guère ?



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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