Accueil Société « La principale menace, ce sont les dérives identitaires. Pas l’identité. »

« La principale menace, ce sont les dérives identitaires. Pas l’identité. »

Entretien avec Laurent Bouvet, fondateur du Printemps républicain (2/3)


« La principale menace, ce sont les dérives identitaires. Pas l’identité. »
Laurent Bouvet, août 2012. ©JEAN-PIERRE MULLER / AFP

Universitaire et républicain de gauche membre du Parti socialiste jusqu’en 2007, Laurent Bouvet a créé en 2016 le Printemps républicain, un mouvement en pointe dans la défense de la laïcité et le combat contre l’islamisme et l’antisémitisme. Entretien (2/3). 


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Franck Crudo. En plus d’être contestable, le discours victimaire et repentant n’est-il pas déresponsabilisant et contre-productif ? A force de pointer les discriminations ou les prétendues fautes de notre République, n’enferme-t-on pas des millions de gens dans la rancœur, voire la haine à notre égard ? La France est pourtant l’un des pays les plus généreux au monde à l’égard de tous ses citoyens, y compris ceux issus de l’immigration…

Laurent Bouvet. Oui, tout à fait. J’irais même plus loin en disant que les entrepreneurs identitaires, ceux qui vivent de l’agitation des haines et des rancœurs, entretiennent ce discours victimaire à dessein. Leur existence est liée à cette destruction du commun, à la réduction des uns et des autres à tel ou tel critère de leur identité.

Surtout, ce discours victimaire, de renvoi de chacun à une identité qui enferme plutôt qu’elle émancipe, peut conduire au refus de l’intégration, au rejet du commun. Ce qui débouche sur une forme de séparatisme, voire d’hostilité à la France. On trouve cela notamment dans les phénomènes de radicalisation pour des raisons religieuses, comme on l’a vu dans le discours de djihadistes ou de terroristes ces dernières années.

André Comte-Sponville estime que « le politiquement correct, qui dénie les problèmes, fait le jeu du populisme, qui les hystérise ». Ce déni est-il la première explication des succès de Trump et Salvini, du Brexit ou encore de la montée quasi continue du FN (aujourd’hui RN) ? Sacrifier la vérité afin de ne pas nourrir la bête ne revient-il pas à nourrir la bête en lui faisant cadeau de la vérité ?

Comte-Sponville a tout à fait raison. C’est un phénomène que j’ai décrit longuement, pour ce qui est de la gauche française, dans mon livre Le Sens du peuple (Gallimard, 2012). En dehors même de toute contextualisation, la simple idée qu’en n’abordant pas certains sujets, en mettant selon l’expression consacrée la poussière sous le tapis, on empêcherait la montée des populismes, on ne ferait pas « le jeu du… », est aberrante. C’est pourtant une idée très répandue dans certains milieux, je pense d’abord au mien, à l’université. Le simple fait par exemple d’intituler un livre L’Insécurité culturelle (Fayard 2015) m’a valu des condamnations définitives, avant même que les collègues qui les ont prononcées aient ouvert l’ouvrage !

Après, évidemment, le déni n’est pas la seule explication de la montée des populismes, ni même sans doute la première. C’est très difficile à mesurer. Mais il joue un rôle, incontestablement.

Horace écrivait déjà en son temps que « pour fuir un défaut, les maladroits tombent dans le défaut opposé ». On a le sentiment qu’à notre époque, on combat très souvent un extrémisme en basculant dans l’extrémisme opposé : le politiquement correct contre le politiquement abject, l’antiracisme face au racisme, Balance ton porc après l’affaire Weinstein, etc. C’est un peu tard pour le bac philo mais : la vertu est-elle le contraire d’un vice ou un juste milieu entre deux vices opposés ?

C’est une question que devrait se poser toute personne engagée dans un combat politique. Et je peux au moins vous donner la réponse que j’essaie, chaque jour, d’y apporter, souvent avec difficulté, en n’étant pas toujours bien compris… Cette réponse, c’est celle de la « ligne de crête » que nous appliquons, par exemple, avec mes amis du Printemps républicain, dans notre combat pour la laïcité, contre l’islamisme et contre l’antisémitisme.

Comment peut-on savoir que l’on est sur le chemin de crête, étroit certes mais qui est le bon et le seul praticable, si l’on ne veut pas tomber dans la terrible dualité que vous décrivez ? Eh bien on le sait quand on reçoit des critiques et des insultes des deux côtés. Quand on vous traite, par exemple, à la fois d’ « islamophobe » parce que vous combattez les islamistes et que vous dénoncez l’incohérence d’une certaine gauche dans ses compromissions, dont on parlait plus haut. Et de pro-islamiste ou de « laïcard » parce que vous ne vous en prenez pas aux musulmans ou parce que vous ne faites pas d’exception à la laïcité quand il s’agit de catholiques notamment.

La ligne de crête républicaine, celle du laïque universaliste et humaniste, c’est d’être attaqué en même temps par les identitaires et les bigots de tous bords, d’extrême gauche et d’extrême droite, par les islamistes comme par Riposte laïque.

Le nationalisme, c’est la guerre… mais on se rend compte en ouvrant un journal ou un livre d’histoire que le multiculturalisme aussi (Ex-Yougoslavie, Rwanda, Liban, etc.). Régis Debray affirme même que « la mondialisation heureuse, c’est au final la balkanisation furieuse ». Certains n’ont-ils pas une vision idéalisée du modèle multiculturel ? Ceux qui oublient que l’histoire est tragique et dénient la conflictualité du monde et de la nature humaine ne sont-ils pas in fine aussi dangereux que ceux qui l’exacerbent ?

Toute dérive identitaire, qu’elle soit nationaliste ou multiculturaliste, est porteuse de lourdes menaces pour les sociétés et les individus. Et le déni est aussi dangereux que l’exacerbation des antagonismes identitaires, vous avez tout à fait raison. Je dirais là encore que la seule voie possible et souhaitable c’est celle, dans le cas français, de la ligne de crête républicaine, de la laïcité et de l’attention toujours portée au commun.

L’extrême droite est-elle toujours, en 2018, la principale menace pour notre République ? 

La principale menace pour la République, pour chacun d’entre nous, pour notre monde dans son ensemble, ce sont les dérives identitaires. Pas l’identité en tant que telle. Politiquement, l’extrême droite française au sens classique du terme est rentrée dans le rang démocratique et républicain ces dernières années à travers l’acceptation par le Front national (FN) des résultats des élections, au niveau national comme local. On n’a plus à faire aux ligues de 1934. Même s’il faut continuer de combattre le FN et son programme, encore très largement identitaire, pied à pied. On doit néanmoins rappeler que, ces dernières années, les attentats terroristes ont été commis par des islamistes, et non par l’extrême droite. Même si l’exacerbation identitaire conduit visiblement à l’organisation de réseaux prêts à en découdre, comme l’a montré récemment le démantèlement de l’un d’entre eux.

Donc, menace identitaire, d’abord et avant tout islamiste. Et surtout, menace pour ce que cela risque d’entraîner comme réactions chez nos compatriotes, qui ont été jusqu’ici remarquablement calmes et qui n’ont pas cédé aux provocations. La brutalisation terroriste de la société française depuis 2015 au moins, n’a pas été suivie de représailles massives et organisées contre les musulmans. Nos compatriotes n’ont pas fait, eux, l’amalgame. Les actes anti-musulmans existent bien évidemment mais ils sont restés limités. Et aucun musulman, contrairement aux juifs et aux catholiques (à travers la figure du père Hamel), n’a été tué parce qu’il est musulman en France, sinon par un autre musulman dans le cadre des attentats précisément.

Au-delà du fait que ce n’est pas l’extrême droite qui aujourd’hui écrase, mitraille ou égorge nos femmes, nos enfants, nos juifs, nos policiers, nos prêtres, nos journalistes… ce ne sont pas non plus des « fascistes » qui brûlent des voitures de police, des McDo ou l’effigie du président de la République en place publique. Ce ne sont pas des militants d’extrême droite qui occupent illégalement la place de la République ou mettent à terre un élu, Robert Ménard en l’occurrence. Ce n’est pas non plus un ex-candidat du FN qui se réjouit sur Twitter de la mort du colonel Beltrame… Si l’extrême droite semble être « rentrée dans le rang démocratique et républicain » comme vous le soulignez, a contrario l’extrême gauche n’est-elle pas en train de se radicaliser de façon inquiétante ?

Il faut, me semble-t-il, séparer deux choses ici. D’une part, le fait qu’il y a toujours eu, au sein de l’extrême gauche, de manière très minoritaire, une forme d’attraction pour la violence politique. Cette violence, contre les institutions, contre le patronat, contre le capitalisme, etc. étant légitimée par la violence sociale imposée à la classe ouvrière ou aux plus faibles. Elle ressurgit régulièrement. Elle peut prendre différentes formes, dont le terrorisme comme on l’a connu dans les années 1970 par exemple.

D’autre part, ces dernières années, on a assisté à une forme particulière de radicalisation, autour de la question identitaire, avec l’indigénisme, le décolonialisme… en lien en partie avec l’islamisme sous sa forme politique, comme on le disait plus haut. Cette radicalisation a conduit à des pratiques (les réunions non mixtes notamment) et à des discours (à l’égard des « non racisés » notamment) très agressifs. Les occupations d’établissements universitaires au printemps 2018 l’ont bien montré.

C’est inquiétant non en soi, car il s’agit d’un phénomène très minoritaire, mais parce que c’est bien relayé et considéré comme tout à fait acceptable sinon normal par toute une partie de la gauche « installée » : partis, syndicats, associations, médias…

N’avez-vous pas parfois l’impression qu’une partie de nos élites médiatiques et politiques continuent de crier « au loup, au loup », alors qu’un crocodile est à nos pieds… ?

Il y a sans doute le poids des habitudes. Dire aujourd’hui qu’on trouve du racisme et de l’antisémitisme hors de l’extrême droite apparaît tout simplement comme impossible à certains. Et dire que ce racisme et cet antisémitisme sont le fait de personnes qui sont par ailleurs, depuis des décennies, en raison de la lutte anticoloniale et de la lutte antiraciste, vues comme des victimes, comme des « damnés de la terre », c’est doublement impossible. Alors non seulement ceux qui devraient le dire, je pense ici à la gauche en particulier, ne le disent pas mais ils accusent ceux qui le font d’être d’extrême droite, d’être racistes, « islamophobes », etc. La boucle est bouclée, le piège identitaire se referme.

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Que signifie en effet cette impossibilité de dire les choses telles qu’elles sont, sinon qu’il s’agit d’une assignation identitaire et victimaire ? Pourquoi un croyant, musulman, ou un immigré de tel ou tel pays africain ne pourrait pas être raciste ou antisémite ? Est-ce que le racisme dépend d’une identité spécifique de l’individu ou bien de ses idées, actes et comportements, ou encore de son éducation ? Comment la pensée humaniste, attachée aux droits de l’Homme et à la Raison peut-elle avoir autant dérivé pour aboutir à définir la qualité de tel ou tel individu en fonction de ce qu’il est (religion, couleur de peau, origine…) et non de ce qu’il pense, dit ou fait ? On est là au cœur du sujet identitaire. On est là aussi au cœur du sujet de la définition de la gauche aujourd’hui.

A suivre…

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Journaliste. Il a notamment participé au lancement du quotidien 20 Minutes en France début 2002 et a récemment écrit pour Causeur

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