Moi, je suis désolé, mais c’est le Moyen-Âge. Et pas n’importe lequel, s’il vous plaît : celui du XVe siècle.
Ce dernier instant d’un très jeune et très ancien monde, proche de verser dans l’infecte modernité, ce dernier instant quand les femmes furent libres avant que d’être condamnées à l’incapacité juridique pour cinq très longs siècles.
Ce dernier rougeoiement de plaisir, de bonheur, un rougeoiement que l’on croyait encore être celui du matin toujours nouveau de ce qui est éternel, quand il était déjà vespéral et qu’on ne le savait pas.
Ce dernier moment de la puissance architecturale médiévale, quand le gothique se fait flamboyant et quand Brunelleschi, lançant le dôme de Santa Maria del Fiore, fait plier le monde devant son génie[1. Il n’y a plus aujourd’hui que les amis de Jacques Attali pour croire que le dôme de Florence est une œuvre de la Renaissance].
Cet ultime moment où à Fra Angelico, qui fait descendre le Ciel sur la Terre, Botticelli répond en élevant pour toujours le mandrin viril vers le firmament. Car même l’inverti le plus déterminé doit nécessairement tomber amoureux du Printemps ou de l’Anadyomène. C’est une loi.[access capability= »lire_inedits »]
Le buste juste assez galbé pour qu’on saisisse la taille sans brusquer
Cet incroyable instant où mon maître Savonarole, établissant la première démocratie après Jésus-Christ − qui était naturellement théocratique − bénissait aimablement le peintre qui venait de lui-même livrer aux flammes le plus inquiétant de son œuvre, ne nous laissant admirer, pour le restant des siècles, j’en suis certain, que le meilleur, c’est-à-dire le plus habillé.
Cet émouvant moment où les femmes de toute l’Europe qui s’épilaient le front pour étaler leur intelligence étaient toutes blondes avec les yeux sombres et en mandorle, avaient la bouche petite et fine, le nez modeste et droit, enfin la main longue et fine glissant sur un buste galbé juste assez pour qu’on saisisse leur taille sans brusquer.
Ce sublime moment où la Française de première génération Christine de Pisan tente, comme moi, de nourrir ses innombrables chiards en pondant à la chaîne des pages de poésie qui en remontrent aux savants sorbonicoles et qui ridiculisent les minables continuateurs misogynes du Roman de la Rose qui vivaient rue Saint-Jacques, même qu’ils ont encore leur plaque sur la maison, là où ça se rétrécit et que les chauffeurs de camion venus de banlieue maudissent Delanoë et ses urbanistes de n’avoir laissé qu’une file[2. Alors que c’est la faute de Philippe-Auguste].
Cette lumineuse période où les iniques évêques de Normandie qui brûlent des vierges guerrières ont le bon goût de s’appeler Cauchon, comme ça, ce serait clair pour toujours dans les livres d’histoire.
Cette magnifique époque où Jeanne était d’Arc ou Hachette
Ce vert paradis des amours enfantines où, pour se marier à 13 ans, on n’a pas besoin de l’avis des darons, ni du juge de paix ni de Monsieur le maire qui trône sous sa Marianne à gros nibards.
Cette anarchique commune libre dans un État libre, où la ménagère qui fait son marché se fournit directement chez le producteur et a sur ses étalages, jusqu’à midi, la préséance sur le revendeur qui, déjà, prépare ses marges arrière comme un vulgaire Michel-Édouard Leclerc.
Cet éon incroyable où l’on ne nie pas que les femmes soient capables de gouverner comme tout le monde − sauf en France, pays de la courtoisie et de l’égalité profondes, qui leur réserve comme toujours une autre place, supérieure, ce droit imprescriptible de sauver le royaume, à condition qu’elles soient bergères[3. De Gaulle, malgré sa Croix de Lorraine, n’était pas bergère, me souffle quelqu’un d’avisé, mais c’est sans doute l’exception qui confirme les Geneviève, Jeanne d’Arc, Bernadette Soubirous, Cendrillon et autres Marthe Robin].
Ce temps inouï où les femmes exercent habituellement tous les métiers, et pas seulement le plus vieux du monde.
Cette ère peu commune où les dames inventent des cours d’honneur pour juger les entorses à l’amour absolu.
Ce siècle enfin, supérieur, parce qu’on ajoute la dame surpuissante qui peut tuer tout le monde à l’ennuyeux jeu d’échecs.
Alors oui, moi, définitivement, c’est le XVe siècle.[/access]
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