Seize ans après avoir tiré la sonnette d’alarme dans Les Territoires perdus de la République, le professeur d’histoire en Seine-Saint-Denis Iannis Roder signe un ouvrage personnel, Allons z’enfants… Au-delà du diagnostic sur les banlieues, une lueur d’espoir pour la génération post-Charlie.
« Les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement, ce sont des crises de la vie. » On est porté à avoir un bon a priori quand un livre qui parle d’éducation met en exergue une citation de Charles Péguy, grand penseur, entre autres, de l’idée républicaine et de l’école républicaine. On a tendance à avoir un a priori encore meilleur quand ce livre est écrit par Iannis Roder, l’un des co-auteurs des Territoires perdus de la République, publié il y a seize ans, sous la direction d’Emmanuel Brenner, nom d’emprunt choisi par l’historien Georges Bensoussan.
2002, année névrotique
Retour en arrière. Le 21 avril 2002, Jean-Marie Le Pen accède au second tour de l’élection présidentielle face à Jacques Chirac. Le 11 mai, la Marseillaise est sifflée lors de la finale de la Coupe de France de football. Le 5 novembre sort en librairie l’ouvrage de l’universitaire Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre : Enquête sur les nouveaux réactionnaires, dressant une liste d’intellectuels accusés de représenter en France le nouveau pouvoir des réactionnaires. Les trois événements ne sont pas sans relation. L’irruption de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection de 2002 traduisait la défiance d’une part grandissante de l’électorat vis-à-vis des vieux partis de gouvernement. Les sifflets du 11 mai traduisaient la défiance grandissante d’une partie de la population – notamment celle des quartiers dits « défavorisés » vis-à-vis des valeurs de la société et de la République française. Le livre de Lindenberg traduisait la défiance grandissante d’une partie des universitaires français vis-à-vis du principe de réalité. La même année, en septembre 2002, le collectif Les territoires perdus de la République, auquel participa Iannis Roder, tentait d’alerter l’opinion sur la situation à laquelle les enseignants des « quartiers difficiles » pouvaient être confrontés au jour le jour, en particulier la montée en puissance du communautarisme et de l’antisémitisme. Il n’est rien de dire que l’appel fut peu entendu. Le fait même que Georges Bensoussan ait préféré diriger et publier son ouvrage sous un pseudonyme en disait déjà long sur l’esprit de l’époque.
Des sifflets aux attentats
Seize ans plus tard, les choses n’ont pas vraiment changé. L’électorat manifeste toujours plus fortement sa défiance vis-à-vis de la classe politique en accordant des scores de plus en plus importants au Front national, les représentants des « territoires perdus » ne se contentent plus de siffler la Marseillaise pour exprimer leur défiance vis-à-vis des valeurs républicaines mais choisissent désormais la voie des armes, et une partie de l’intelligentsia a fait de la défiance vis-à-vis du réel un art de vivre plus qu’une méthodologie. Il a fallu les attentats de janvier et novembre 2015 pour qu’une certaine prise de conscience apparaisse mais elle est dramatiquement tardive. « En janvier 2015, si surprise il y avait, écrit Iannis Roder, elle était le fait de ceux qui n’avaient pas voulu entendre, pas voulu écouter ce que les professeurs, entre autres, dénonçaient depuis des années. »
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Seize ans après Les Territoires perdus, Iannis Roder fait à nouveau le point de la situation dans son dernier ouvrage, Allons z’enfants… La République vous appelle, s’appuyant largement sur son expérience de professeur d’histoire-géographie enseignant depuis vingt ans dans un collège de Saint-Denis. Par choix, par conviction. « Au risque de paraître prétentieux, je suis resté parce que je me sentais utile et parce que mes élèves me le disaient. » Si l’expérience relatée est passionnante, au fil des portraits et récits égrenés dans l’ouvrage, elle brosse aussi un tableau pas toujours rassurant de l’état du système scolaire français et de sa capacité à fédérer une population et un public scolaire difficiles, partageant de plus en plus massivement « une vision du monde des plus inquiétante ».
L’école, un investissement d’avenir
L’école républicaine est probablement la première victime des échecs du vivre-ensemble. Une école, nous dit Iannis Roder, « mise en première ligne », à laquelle, à travers ses enseignants, on demande beaucoup et toujours plus, surtout en ces temps de menace terroriste et de djihadisme rampant. Ceux qui témoignaient de l’antisémitisme et du complotisme qui se développaient après les attentats du 11 septembre 2001 passaient déjà pour de funestes Cassandre mais la tâche ne semble pas plus aisée aujourd’hui pour les « lanceurs d’alerte », comme en témoigne le procès intenté à Georges Bensoussan il y a quelques mois, à l’initiative duquel on trouve le CCIF ou le MRAP et aussi, assez tristement, la Ligue des Droits de l’Homme, qui naguère défendit pourtant un certain Dreyfus. Tandis qu’on fait un procès à ceux qui avertirent en leur temps de la catastrophe qui venait, on continue à exiger de l’école qu’elle fasse tout pour remédier aux maux d’un pays schizophrène.
Dans Allons z’enfants, Iannis Roder montre qu’il y croit encore, détaillant les initiatives, les discussions, les confrontations à travers lesquelles il tente de tirer vers le haut des élèves que tout quelquefois semble entraîner vers le bas. La conclusion de son ouvrage reste à ce titre positive : « Il faut espérer, dit-il, que, tous les ans, il y ait des milliers de M. Germain, l’instituteur d’Albert Camus pour permettre à l’école de continuer à survivre, pour que la société, à travers elle, survive elle aussi. Car l’école, écrit-il encore, est le seul lieu où certains élèves vont entendre qu’il y a d’autres manières d’envisager le monde que celle qui a cours chez eux ; elle est parfois le seul endroit où ils peuvent encore rencontrer des gens qui ne pensent pas comme eux et n’ont pas les même représentations. » Un précieux privilège, plus menacé que jamais.
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