L’Intelligence artificielle va bouleverser nos vies. Encore faut-il savoir manipuler ces logiciels pour les mettre à notre service, sans quoi, de l’école au bureau en passant par la famille, c’est toute la société qui risque de se morceler. Dans son nouveau livre, Raphaël Doan démontre qu’on peut avoir le dessus sur la machine.
Au fil de ses ouvrages, Raphaël Doan démontre ses talents de touche à tout génial. Diplômé de l’École normale supérieure et de l’ÉNA, agrégé de lettres classiques et enseignant à Sciences-po Paris, il est l’auteur d’essais historiques remarqués : Quand Rome inventait le populisme (2019) et Le Rêve de l’assimilation (2021). Pour son nouveau livre, il s’est prêté au jeu de l’écriture à quatre mains avec… une intelligence artificielle. Si Rome n’avait pas chuté est le résultat de ce pari un peu déroutant : une uchronie qui détaille la vie des Romains de l’Antiquité alors qu’ils ont connu une révolution industrielle sans précédent. De la machine à vapeur aux robots en passant par les avions, ces avancées technologiques leur ont permis d’étendre leur domination à travers le monde et de lorgner vers l’espace.
En introduction à ce texte étonnant et à ses illustrations hyper réalistes – elles-mêmes générées par l’IA –, Raphaël Doan explique comment il a travaillé avec différents logiciels et pourquoi il faut autant s’en méfier qu’apprendre à les mettre à notre service.
L’IA représente-t-elle un risque si élevé dans notre vie de tous les jours ?
Causeur. L’IA va bouleverser nos vies, nous dit-on. Mais peut-on réduire l’aventure humaine, son histoire, à des avancées technologiques ?
Raphaël Doan. La technique est un facteur crucial dans l’histoire de l’humanité. On peut raconter celle-ci par périodes : la Préhistoire, l’Antiquité, le Moyen Âge, puis les Lumières, les Droits de l’Homme, la démocratie libérale, etc. Mais est-ce vraiment cela qui a changé la vie des gens ? Je n’en suis pas certain. Ce qui l’a bouleversée, c’est l’invention de la machine à vapeur et de l’électricité ! Ces changements matériels ont eu des répercussions sur les mentalités bien plus fortes que toutes les théories philosophiques. La technologie est cependant elle-même conditionnée par la manière dont s’organise intellectuellement une société.
Qui dit nouvelles technologies dit nouvelles questions. À l’avenir, l’IA nous permettra-t-elle de penser et de réfléchir davantage ou présage-t-elle de l’inverse ?
Cela dépend de la manière dont elle est utilisée. Un risque me paraît évident à l’école : les élèves se disent que ça ne sert plus à rien d’apprendre à écrire ou à disserter parce que, dans la « vraie vie », ils ne rédigeront jamais rien. Un robot, un logiciel, leur fournira tous les textes dont ils auront besoin : mails, lettres, rapports, etc. Il faut cependant leur inculquer la nécessité d’apprendre à écrire parce que c’est ce qui est à l’origine de notre façon de raisonner depuis des millénaires – même s’ils ne raisonneront plus par la suite. C’est comme la calculatrice pour le calcul. Elle permet de ne plus jamais calculer soi-même alors qu’on a appris à le faire. Cet apprentissage a développé notre cerveau.
Le risque est que certains fassent reposer entièrement l’intelligence humaine sur la machine.
Faut-il donc craindre une humanité à deux vitesses ? D’un côté, ceux qui pourront se passer de l’IA pour vivre et travailler et, de l’autre, ceux qui ne sauront pas faire sans ?
Il n’y aura pas une humanité à deux vitesses car tout le monde va finir par s’y mettre. Exactement comme pour l’ordinateur et Internet – quasiment personne, aujourd’hui, ne peut travailler sans ordinateur. Il y a juste une période de transition et certains vont s’accrocher aux manières anciennes de faire. Et, pour eux, il y aura toujours des niches. N’y a-t-il pas encore des photographes qui travaillent à l’argentique ? Ce n’est plus la majorité d’entre eux mais il y en a, ainsi que des amateurs pour les soutenir. De même, nous continuerons d’avoir des textes littéraires « garantis » sans IA, ou encore des peintres et des dessinateurs qui feront des tableaux et des illustrations de leurs propres mains ! Ce seront des genres minoritaires, des îlots d’authenticité mais peut-être très recherchés quand le reste de la production sera automatisé.
L’IA pourrait aussi permettre de créer ses programmes télés selon ses envies, ses savoirs, mais à quoi peut ressembler une société où chacun crée ses propres connaissances ?
C’est l’archipelisation de la culture ! Mais il se peut que les gens aiment tellement partager des choses en commun que l’idée de pouvoir personnaliser à l’extrême un contenu ne prendra pas. Mais je pense que ça prendra quand même ! En plusieurs étapes. La première pourrait être, par exemple, un contenu produit par Netflix. Une série de base que chaque spectateur pourrait modifier à l’envi : changer le sexe du personnage principal selon ses sensibilités, l’origine des acteurs selon sa propre origine, un Asiatique en Asie, un Africain en Afrique etc. Autant de modifications à la carte pourraient fidéliser le public. Ensuite, l’étape ultime serait qu’un spectateur puisse créer entièrement son film. Après avoir donné quelques éléments-clefs : « comédie », « extra-terrestres », « Tom Cruise » … il pourrait voir un film original associant tous ces éléments et qu’il serait le seul à voir.
C’est amusant mais le risque est de n’avoir plus rien en commun avec autrui, qu’il n’y ait plus aucun lien culturel et social au sein d’une même société. Lien qu’a assuré la littérature pendant des siècles, bien sûr, mais aussi la télévision quand il y avait peu de chaînes.
Est-ce que l’IA pourrait aussi bouleverser la vie politique ?
Cela s’inscrira dans la continuité des bouleversements liés aux réseaux sociaux, avec la prolifération des fake news. Mais l’IA ne fera pas plus ou pire, donc, d’après moi, ce n’est pas un problème. On pourrait imaginer qu’un candidat à la présidentielle envoie à tous ses militants un message personnalisé, à travers une vidéo, et tous auraient l’impression de recevoir une vidéo qui leur est directement adressée parce qu’ils sont appelés par leur prénom, par exemple. De là découleraient des techniques électorales différentes mais ce serait davantage un prolongement des réseaux sociaux qu’une révolution…
À lire :
Si Rome n’avait pas chuté, de Raphaël Doan, Passés Composés, 2023.