Sur les planches photographiques présentées à la galerie Baudoin Lebon s’affichent des corps déformés, atrophiés, secoués de spasmes… Il y a des hommes et des femmes de tous âges, et même quelques enfants qui regardent fixement l’objectif de l’appareil photo. Ce sont les patients du Professeur Charcot à La Salpêtrière dans les années 1880, et ils ont été photographiés à la demande de ce dernier par les Services photographiques de l’hôpital pour documenter les symptômes de l’hystérie. La définition de l’hystérie donnée ici dépasse donc le sens courant que l’on connaît pour s’attacher à la définition médicale de cette « maladie ».
L’accrochage des planches suit une progression des cas les plus simples aux cas les plus spectaculaires, une sorte de cheminement vers la monstruosité. Les dernières planches sur le mur du fond présentent ainsi des cas d’orteils et de doigts surnuméraires, et elles frisent la parade de monstres de foire : c’est précisément ce que ses adversaires reprochaient à Charcot. Celui-ci montrait (ou exhibait) les cas les plus intéressants lors de ses « leçons du mardi » qui attiraient les foules. Freud lui-même y assista longuement lorsqu’il suivit l’enseignement de Charcot, il en ressortit fort impressionné. A la vue de ces planches, on ne peut s’empêcher de se demander dans quelle mesure les patients savaient à quoi ils participaient, un autre reproche souvent adressé à Charcot. Outre le recours fréquent à l’hypnose qui privait les patients de la conscience de leurs actes, on sait que Charcot mettait en scène ces photographies soigneusement, ce qui se voit ici. Le cadrage et la lumière semblent souvent calqués sur ceux des studios de portraitistes, voire ceux des théâtres. D’où une interrogation : quelle part de jeu d’acteur dans les attitudes des patients ? Une des planches apporte un élément de réponse : on y voit un homme nu allongé sur un lit qui se contorsionne puis exécute des mouvements de gymnastique (dont un poirier). Il regarde droit dans l’objectif à deux reprises ce qui semble indiquer qu’il savait ce qui se passait à ce moment-là. Les adversaires de Charcot suggéraient volontiers que celui-ci exerçait une emprise puissante sur ses patients…
En regard des planches de Charcot, la galerie propose quelques photographies de trois artistes qui travaillent sur le corps et la folie : Roger Ballen, Joel Peter Witkin et Les Krims. Tous trois mettent en scène leurs images, parfois dans une esthétique théâtrale, ce qui les rapproche des planches photographiques exposées. Witkin travaille en outre sur les fantasmes sexuels et on peut trouver dans son oeuvre un écho de l’origine du mot « hystérie », à savoir « utérus ».Cependant Charcot considérait que ses patients étaient malades et non fous : il insistait sur l’aspect neurologique de leurs symptômes plus que sur la dimension psychosomatique (refoulement sexuel), ce qui explique qu’il y ait aussi des hommes parmi ses patients hystériques. Confronter les travaux de photographes intéressés par la folie et les êtres monstrueux aux photographies des patients de Charcot se révèle alors une fausse bonne idée… Les planches de Charcot laissent une impression bien plus forte, car même si elles étaient mises en scène elles représentent des patients qui souffrent, et non une vision artistique de la douleur ou de la folie. Les images de Ballen survivent tout de même à cette confrontation car elles se situent à mi-chemin entre l’art et le documentaire puisqu’il photographiait aussi des personnes handicapées.
Derrière la dramatisation voulue par le professeur Charcot, la vérité des corps malades s’affirme avec force dans ces séries de photographies et leur donne une autre dimension…
« Hysteria », galerie Baudoin Lebon (Paris 3ème) jusqu’au 10 mai 2014.
*Photo : Albert Londe, document du service photographique de la Salpêtrière, 1893, Courtesy baudoin lebon.
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