« Finalement, tu as des goûts de droite. » Combien de fois ai-je entendu cette remarque à propos de ma bibliothèque ? Combien de fois ai-je éludé le reproche plus ou moins explicite par une digression facile sur les goûts et les couleurs dont on ne discute pas, fussent-ils en porte-à-faux avec mes engagements politiques ? Comment « un communiste maintenu », selon l’expression de l’excellent président de Koch, peut-il ne jurer que par ces fameux hussards, Roger Nimier, Michel Déon, Antoine Blondin, Jacques Laurent, Kléber Haedens et leurs parrains littéraires, grands frères ou pères de substitution que furent Chardonne, Morand, Fraigneau, Jouhandeau et Drieu, tous mouillés à des degrés divers dans la collaboration ? Comment expliquer que mon événement littéraire à moi, ces dernières semaines, ait été la parution, chez Gallimard, du tome II de la Correspondance Morand-Chardonne, accompagnée de celle de Morand-Nimier ?[access capability= »lire_inedits »]
Quand vraiment on insiste, je réponds en citant Léon Daudet à propos de Céline. En 1932, au moment de la parution de Voyage au bout de la nuit, Daudet, brillant critique, fine lame maurrassienne de l’Action française, partisan du « nationalisme intégral » et membre de l’académie Goncourt, se voyait reprocher par ses amis politiques son soutien inconditionnel à Céline, qui apparaissait encore alors comme un désespéré furieux, antimilitariste, anticolonialiste, anarchiste incandescent, en un mot comme un homme « de gauche ». Daudet avait alors eu ce mot définitif : « La patrie, en littérature, je lui dis merde. » Daudet n’en était pas à son coup d’essai, d’ailleurs. Moins de quinze ans plus tôt, n’avait-il pas soutenu pour le Goncourt un certain Marcel Proust qui n’était pas franchement, en théorie, le genre de beauté d’un monarchiste ombrageux : juif, mondain, snob, dreyfusard et homosexuel de surcroît. Pour le remercier, Proust lui dédia Du côté de Guermantes, prouvant que la littérature pouvait bénéficier d’une manière d’extraterritorialité idéologique entre gens de goût.
Je le pense aussi, profondément. Je pourrais dire symétriquement à Léon Daudet, sans trop de problème, « le communisme, en littérature, je lui dis merde ». Cela suffit-il à expliquer ce goût, de plus en plus exclusif avec l’âge, pour des écrivains « de droite » ? Je peux toujours me dédouaner en les appelant « droite buissonnière»[1. Pol Vandromme, La Droite buissonnière, Éditions Dualpha.] comme le fit joliment Pol Vandromme, ou encore « anarchistes de droite », appellation d’origine mal contrôlée qui réunit paresseusement Nimier et A.D.G. ou Blondin et Marcel Aymé, voire Jacques Laurent et Michel Audiard. Cela n’explique toujours pas pourquoi, dans ma famille où l’on ne jurait que par Aragon, j’ai si vite fait mon miel de ces infréquentables.
Je les cherchais et les cherche encore chez les bouquinistes, toujours prêt à 50 ans comme à 17 à fouiner des heures durant sur des étals pour dénicher un roman de Gégauff épuisé depuis belle lurette, un tiré-à-part de Morand sur le voyage, une édition originale de L’Humeur vagabonde.
Il faudrait s’interroger au passage sur la quasi-disparition éditoriale, notamment au format de poche, de ces écrivains. Ce n’était pas le cas jusque dans les années 1970, disons, où même les pires collabos de la bande comme Rebatet ou Brasillach étaient disponibles. Il faut croire qu’un certain littérairement correct a fait son œuvre pour en arriver à ce paradoxe : il est plus difficile de lire Chardonne en 2015 qu’en 1975, comme si on lui reprochait davantage sa collaboration au fur et à mesure qu’elle s’éloigne dans l’histoire.
À moins qu’il y ait autre chose. Ce n’est peut-être pas leur collaboration qu’on reproche, à lui et à d’autres, ni leur pensée réactionnaire. Souvent, une époque condamne les écrivains pour de faux motifs dans une hypocrisie plus ou moins consciente. Le procureur Pinard reprochait à Flaubert et à Baudelaire leur immoralité, mais ce qui lui était insupportable, au fond, c’était leur style, c’est à dire leur manière radicalement nouvelle de donner à voir l’amour, le sexe, la vertu, le vice…
Le conformisme, c’est précisément refuser de voir les choses autrement, or je ne peux plus lire que les écrivains qui me forcent à le faire. Je tiens là, peut-être, une première piste. J’aime être bousculé, surtout en littérature, car je suis l’enfant d’une époque qui a fait de Duras et de Robbe-Grillet des classiques. La preuve, je les étudiais en classe. Alors, pour respirer, vers 16 ans, j’ai lu Céline. Céline bénéficie d’un régime spécial. Il est difficile de contester son génie. Il y a encore des polémiques, à l’occasion, comme lors du cinquantenaire de sa mort, en 2011, où il fut retiré au dernier moment de la liste des commémorations, mais enfin il est étudié, disséqué, édité sans cesse. Si on lit Céline à 16 ans, et que l’on est un peu curieux, on tombe assez vite sur Nimier. C’est Nimier, éditeur chez Gallimard, qui ramène sur le devant de la scène littéraire l’auteur maudit, exilé au Danemark pour éviter le peloton d’exécution. Et de Nimier, on passe assez vite à Morand, puis à Chardonne : jeune homme engagé dans la deuxième DB à la fin de la guerre (voir Le Hussard bleu) Nimier n’eut de cesse de mettre en avant le talent de ses aînés proscrits par le CNE[2. Comité national des écrivains, issu de la Résistance, et qui procéda à la Libération à nombre d’interdictions professionnelles chez des auteurs suspectés, à tort ou à raison, de sympathie pour Vichy et l’occupant.]. On trouve un écho de ce rôle de passeur dans la Correspondance Morand-Chardonne quand Morand, effondré, apprend la mort de Nimier dans un accident de la route en septembre 1962 : « Nimier cherchait son sort : vouloir s’engager en Indochine puis en Algérie, apprécier Céline, prôner Paul Morand, signer des manifestes de droite, bref se consacrer à des causes perdues, c’était vouloir finir sur cette autostrade. »
Une fois que j’ai lu Nimier, le reste est venu, évidemment, et par un biais que je peux identifier assez clairement, très bien raconté dans sa Correspondance avec Morand. Nimier avait été chargé du département « classique » par le Livre de poche naissant. C’est pour cela que l’on trouve aujourd’hui de vieux Poches de Balzac, Stendhal, Dumas, Retz ou Brantôme préfacés par Morand, Laurent, Blondin, Perret, Marceau, voire Vailland, le seul hussard stalinien et Nimier lui-même. Ceux qui faisaient d’aussi jolies préfaces en me parlant des grands écrivains sans jargon structuraliste rendaient à des noms intimidants ou poussiéreux leur proximité presque amicale, leur éternelle fraîcheur. Ils ne pouvaient donc écrire que de bons livres, ou alors c’était à n’y rien comprendre.
J’ai ainsi découvert qu’au mitan du siècle dernier, ces écrivains avaient joué une partie insolente dans les années cinquante, qui furent aussi leurs années cinglantes. Leurs romans se sont faufilés entre les deux gros bataillons qui se disputaient la suprématie sur la République des lettres et l’Université : d’un côté, la glaciation formelle du nouveau roman menée par quelques laborantins et, de l’autre, le sérieux sartrien, façon Les Temps modernes, qui faisait de l’engagement une obligation presque métaphysique pour l’écrivain réduit au rôle de porte-parole de toutes les causes progressistes, forcément progressistes. Et ils ont accompli cet exploit avec une grâce amusée, une élégance rieuse, une désinvolture mélancolique qui fait que je ne peux passer une année sans relire Tendres stocks, Claire, Les Épées, Un singe en hiver, Les Gens de la nuit ou L’été finit sous les tilleuls. J’ai, à chaque fois, l’impression de rentrer à la maison parce qu’on y parle une langue que je comprends. On trouve dans leurs livres une grammaire des émotions et une syntaxe des sensations que j’ai faites miennes dès la première lecture parce qu’elles prenaient la littérature au sérieux mais sans jamais le dire, ce qui est le comble de la politesse. À tous les sens du terme, pour moi, il s’agissait de reconnaissance. Et à l’époque où je les découvrais, quelle bouffée d’air ! En khâgne, je serrais les dents d’ennui sur La Route des Flandres de Claude Simon et j’attendais avec impatience le moment où je pourrais aller photocopier à la bibliothèque municipale Grognards et Hussards de Bernard Frank. Dans cet article célèbre de 1952 paru dans Les Temps modernes, Frank ne ménage pas cette petite bande qu’il appelle « fasciste », même s’il reconnaît que c’est par « commodité », et même s’il ne cessa par la suite de vanter leurs qualités au point d’écrire un essai sur Drieu, La Panoplie littéraire[3. Julliard, 1958, réédition Flammarion, 1980.], et de finir lui-même, aux yeux de la critique, comme un hussard de gauche. Autant dire que j’ai de beaux prédécesseurs en matière de schizophrénie douce.
Cette contradiction entre le goût et le bulletin de vote est pour moi allée très loin : L’Orange de Malte, mon premier roman, paru en 1990, était un hommage appuyé à cette littérature-là, presque un pastiche, et provoqua un splendide malentendu puisque la critique me plaça d’emblée dans le camp des « néo-hussards », comme on disait en ce temps-là. Cela me donna une réputation de réac que j’assume avec le sourire bien que l’époque se montre de plus en plus pointilleuse et dépourvue d’humour. Si en ces temps où l’on assigne en permanence, où l’on étiquette de manière monomaniaque, je revendique le droit au jeu, au plaisir, à la liberté et, oui, crime ultime, à la légèreté, je l’ai appris de ces auteurs-là. Grâce à eux, être communiste n’a plus jamais signifié pour moi lire communiste, manger communiste, voyager communiste ou baiser communiste.
Faut-il préciser qu’il y a des choses qui me hérissent, par exemple dans cette Correspondance Morand-Chardonne que les deux protagonistes conçoivent pour la postérité et qu’ils ne voulaient voir publiée qu’au xxie siècle ? Ces vieux réacs qui se vivent comme des demi-soldes sous surveillance n’ont plus aucune inhibition dans ces lettres de la période 1961-1963 : les considérations sur la guerre d’Algérie, les homosexuels, les communistes, les femmes ou de Gaulle, que Morand, qui n’a pas digéré l’opposition de ce dernier à son élection à l’Académie, appelle « Gaulle » tout court, pourraient en choquer plus d’un, aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout. Oui, dans ces moments-là, je leur en veux, évidemment, comme j’en ai voulu à Flaubert quand il se réjouit de voir la Commune matée dans le sang par les Versaillais. Vais-je me priver pour autant de Madame Bovary ou de ses autres lettres ? Même Sartre, très procureur dans L’Idiot de la famille, ne demande pas ce sacrifice.
D’ailleurs, l’essentiel n’est pas là, et je crois avoir compris enfin pourquoi j’aime tant ces hussards. C’est qu’il faut savoir choisir des maîtres qui vous contrarient, vous remettent en question. On est vite persuadé quand on est de gauche d’être dans le camp du Bien, et l’on se love vite dans ce que Marcel Aymé avait appelé « le confort intellectuel ». C’est ainsi que Morand, dans une lettre du 7 novembre 1963, donne l’impression de résumer parfaitement le paysage intellectuel des années 2010 en dénonçant « ce vieux poncif, très commode, suivant lequel les auteurs de gauche continuent à être des maudits, alors que ce sont les écrivains de droite qui n’arrivent pas à vivre. Ils veulent tout : être subventionnés, entretenus, enrichis, mais rester des maudits ». Morand, Chardonne ou les hussards ne tombent jamais dans le piège de la déploration : ils ont choisi un camp, sans doute, mais le manichéisme n’est pas leur fort. Ils ne s’interdisent rien, y compris la distance amusée avec ce qu’ils croient, cet autre nom de la lucidité. Et cette distance, cet effort de lucidité que j’essaie d’entretenir sur mes propres convictions, c’est à cette droite vagabonde que je le dois. Ce n’est pas rien, je crois.[/access]
Également en version numérique avec notre application :
Correspondance Paul Morand-Jacques Chardonne, II (1961-1963), Gallimard.
Correspondance Paul Morand-Roger Nimier (1950-1962), Gallimard.
*Photo : UNIVERSAL PHOTO/SIPA.00420437_000005.
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