Dans Vie de Gérard Fulmard d’Echenoz et Phallus de Limon, la littérature retrouve des couleurs grâce à l’humour, une denrée devenue rare à l’époque du rire obligatoire.
Il existe, aujourd’hui, une littérature du rire préenregistré. Cette littérature, on la trouve du côté de ce que le marketing éditorial appelle les feel-good books qui trustent les listes des meilleures ventes. Que l’on songe aux romans d’Aurélie Valognes, par exemple, cinquième plus grosse vendeuse de romans en France, dont les titres à eux seuls sont tout un programme : Mémé dans les orties, En voiture Simone, ou Minute, papillon. On peut facilement expliquer le succès des feel-good books : ces romans font rire, il arrive qu’ils soient lisibles, ils divertissent et, après tout, ils ne sont pas si mal fabriqués. Le problème, précisément, est qu’ils sont fabriqués et que la littérature, c’est le contraire de la fabrication. À vrai dire, ils sont de la mécanique plaquée sur du vivant, pour paraphraser Bergson.
Il ne s’agit pas ici de condamner l’humour en littérature. D’ailleurs, les feel-good books en sont radicalement dépourvus. L’humour est une science difficile, un équilibre toujours instable entre la gaudriole grotesque et la dérision aigre. C’est sans doute pour cela que l’humour est une constante chez les grands écrivains : il y a un humour de Rabelais, assez évident, mais il y a aussi un humour de Joyce, de Proust, de Céline ou de Nabokov. L’humour, pour eux, est une manière de ne jamais totalement adhérer à leur vision, de garder une distance qu’il appartient au lecteur d’apprécier, une distance qui crée le plaisir du texte dont Barthes a jadis si bien cerné les contours.
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C’est l’humour qui les immunise, l’humour qui leur permet la satire, la critique sociale, l’expression d’une angoisse métaphysique ou d’un désespoir existentiel sans jamais sombrer dans la noirceur gratuite, le pathos ou la démonstration.
Les gardiens de l’humour
Dieu merci, on trouve encore de tels écrivains sur les tables de nos librairies. Certains sont déjà des valeurs sûres comme Jean Echenoz, qui vient de nous donner Vie de Gérard Fulmard. Comme souvent, chez Echenoz, l’intrigue se résume en quelques lignes. Parodie de roman noir à la façon de Jean-Patrick Manchette qui lui aussi jouait déjà avec les codes de la littérature de genre, Vie de Gérard Fulmard est l’histoire d’un ancien steward en surpoids, viré d’une compagnie aérienne pour des raisons inavouables qu’on peut penser, même si rien n’est dit, liées à sa profonde misère sexuelle. Fulmard est le narrateur de cette histoire qui le verra devenir détective privé avant d’être plongé dans des péripéties violentes et hilarantes, tournant autour d’une intrigue politique avec enlèvements et coups bas pour la prise de contrôle d’un parti populiste qui pourrait bientôt accéder au pouvoir. Toute ressemblance avec des situations existantes sera l’affaire de chaque lecteur. Ce serait malgré tout une approche assez peu pertinente de ce roman que d’y chercher des personnages à clés alors qu’il est avant tout le déploiement d’un style unique en son genre.
Il faudrait étudier la phrase échenozienne. Elle donne envie d’applaudir la virtuosité de cet acrobate des propositions qui s’enchaînent, des subordonnées qui descendent en cascades soigneusement ponctuées vers un point de chute souvent ironique, toujours surprenant, que ce soit pour décrire la chute d’un vieux satellite soviétique sur une supérette du 16e arrondissement ou la séance de natation de Louise Tourneur, la sublime étoile montante du FPI (Fédération populaire indépendante), dans une piscine de résidence sécurisée, alors que deux gardes du corps vietnamiens essaient de s’absorber dans une partie de go pour oublier la nudité de sa plastique impeccable.
Gérard Fulmard, dans cette tradition du détective privé qui est la forme dégradée du chevalier des contes de fées modernes que sont les romans noirs, se révèle incapable de comprendre quoi que ce soit à la situation ou de maîtriser les évènements. Mais cela n’empêche pas une lucidité aiguë quand il parle de lui et tente de se décrire : « Je ressemble à n’importe qui, en moins bien. »
Ce constat est-il aussi celui du narrateur de Phallus, le deuxième roman de Philippe Limon ? Ce qu’on sait de ce narrateur tient en peu de choses. Il écrit une étude sur La Métamorphose de Kafka et Le Sein de Philippe Roth, deux chefs-d’œuvre qui racontent somme toute la même histoire, celle d’une transformation pour le moins gênante et inattendue d’individus qui n’avaient rien demandé. Cloporte infâme chez Kafka, glande mammaire au téton érectile chez Roth. Est-ce pour cela que le matin de Noël, alors que le narrateur est revenu chez ses parents pour un réveillon pénible entre son frère flic et son beau-frère charcutier, il connaît lui aussi le sort de Grégoire Samsa et de David Kepesh, à ceci près qu’il est devenu, en ce qui le concerne, un grand phallus. Pour quelle raison ? L’étude approfondie de ses deux maîtres aurait-elle eu des effets secondaires surprenants ? Ou bien faudrait-il chercher du côté d’une famille étouffante et méprisée, en particulier d’une mère hystérique et effacée à la fois ?
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C’est qu’il est tout de même très ennuyeux d’être réduit à un sexe d’homme. Notre époque n’est plus vraiment à la célébration du pénis, devenu le symbole de la masculinité toxique, sans compter que les expressions les plus banales prennent soudain un relief particulier pour peu que le lecteur visualise la scène : « De ce fait, je devais, pour ainsi dire, coûte que coûte, garder la tête froide, et réfléchir activement. » Être réduit à un phallus peut même devenir très immédiatement angoissant alors que le chat de la maison sort ses griffes en découvrant l’étrange créature… Dans l’exploration des névroses familiales, le comique cruel du huis clos dans une chambre d’enfant, la recherche drolatique et délirante d’une faute originelle qui pourrait expliquer la transformation, Philippe Limon n’a pas à rougir de jouer sur le même terrain que Kafka et Roth.
Chez Limon, comme chez Echenoz, l’humour redevient enfin cette marge de manœuvre qui permet d’éviter tous les embrigadements ou les abêtissements. L’humour est ce bonheur enfin retrouvé du jeu, y compris dans le sens donné à cet espace qu’on laisse volontairement pour faire glisser un tiroir ou, ce qui est le cas dans ces deux romans, pour entrouvrir une fenêtre.