Si l’élue controversée de la Réunion, proposée pour le poste de Premier ministre par LFI, les Verts et les communistes, est décrite depuis 24 heures comme « favorite » pour aller à Matignon dans la presse hexagonale, pour les Socialistes, c’est casus bello !
Causeur. Formulée par Fabien Roussel et relayée par Jean-Luc Mélenchon, la proposition de nommer Huguette Bello, présidente de la Région Réunion, au poste de Premier ministre s’est répandue hier comme une traînée de poudre. Selon les partisans de cette hypothèse, Mme Bello aurait la capacité de faire tenir ensemble les gauches qui composent le NFP, mais aussi d’entretenir de bonnes relations avec la Macronie. Tout d’abord, êtes-vous surpris par cette annonce ?
Geoffroy Géraud-Legros. Sur le fond, il y a une certaine logique à ce que la recherche d’un modus vivendi passe par l’appel à une personnalité issue des Outremers. La mise en avant de la France ultramarine, de ses « atouts » comme on dit, du fait, cent fois répété, que les Outremers confèrent à la France le rang de seconde puissance maritime mondiale, le rôle pionnier que l’on attribue aux Outremers dans la protection de la diversité, etc… ce sont des points sur lesquels s’accordent toutes les composantes de la gauche, la Macronie et d’ailleurs aussi le Rassemblement national. De plus, dans un contexte marqué par la question calédonienne et les tentations de séparation qui se font jour dans les Antilles, il peut être de l’ordre du réflexe – pas forcément heureux par ailleurs – de confier le dossier à un ultramarin.
Si l’on se place dans cette configuration, confier le gouvernement à une personnalité réunionnaise va plus ou moins de soi : après tout, la Réunion est de loin le plus peuplé et le plus développé des départements et territoires d’Outremers.
Et c’est une terre qui a élu six députés NFP contre un seul député RN…
Oui, mais le label NFP que l’on voit dominer depuis Paris sur les cartes électorales réunionnaises ne doit pas dissimuler de profondes dissensions locales.
Je suis d’ailleurs surpris de voir cette proposition émaner de Fabien Roussel. D’abord, parce que Madame Bello, si elle est issue du Parti communiste réunionnais (PCR), n’est elle-même pas communiste. Aux européennes, elle figurait sur la liste de la France insoumise, tandis que le PCF accueillait un communiste réunionnais sur la liste rivale de Léon Desfontaines.
Rebelote aux législatives anticipées : Mme Bello, qui a à la Réunion son propre parti « Pour La Réunion » (PLR), créé en 2012 après une scission du Parti communiste réunionnais de Paul Vergès, et que l’on peut désormais considérer comme la franchise locale de la France insoumise, a soutenu et fait élire des candidats contre des candidats communistes, eux-mêmes alliés au PS. L’affaire est allée si loin qu’il y a eu à la Réunion deux NFP, l’un dominé par Mme Bello, l’autre constitué d’une alliance Verts-PS-PCR… Des mots très durs ont été échangés, proférés surtout par Mme Bello et son entourage. Après sa « victoire », Mme Bello, qui a placé trois députés à sa dévotion, n’a pas dissimulé son projet d’en découdre avec le PS, dirigé par la maire du chef-lieu, elle-même ancienne ministre.
Faut-il donc tempérer l’image de « rassembleuse » que l’on attribue à Huguette Bello dans la presse métropolitaine depuis hier ?
Cette image procède à vrai dire d’une pure construction à distance, qui n’entretient que des rapports lointains avec la réalité. D’ailleurs, à la Réunion, personne ne considère Mme Bello comme une femme de consensus.
A l’inverse, ce sont ses excès, dans lesquels ses nombreux partisans voient des exploits, qui lui ont permis de construire son personnage. Huguette Bello lacérant devant les caméras des T-Shirts du groupe punk américain « Violent Femmes » parce que lesdits T-Shirts, selon elle, « appellent au viol »… Huguette Bello pointant du doigt comme « étrangers à la terre de la Réunion » les sénatrices favorables à la réforme des retraites…
Ce n’est pas faire injure à Mme Bello que de dire qu’elle s’est avancée dans la carrière politique en clivant et en désignant des ennemis. Ce furent d’abord les dirigeants de son propre parti, le Parti communiste réunionnais dirigé par Paul Vergès, qu’elle a fait exploser en 2012… Justement parce qu’elle était opposée à la stratégie de rassemblement prônée par Vergès, qui voulait créer une alliance allant du centre droit aux communistes afin de relever certains défis propres à notre île en réalisant des projets concrets, liés notamment à la transition énergétique, à l’autonomie alimentaire et à la substitution d’un chemin de fer au tout-routier, qui asphyxie la Réunion.
Le sort du projet de Vergès et de Vergès lui-même s’est joué aux élections régionales de 2010, où Mme Bello, alors maire de l’une des plus grandes communes de l’île, a fait voter à droite, contre son camp, dans le but d’en prendre le leadership. Vaincue à son tour par la droite aux municipales de 2014 et aux régionales de 2015, Mme Bello a remonté la pente en mettant son talent tribunicien, qui est réel, au service d’une convergence des radicalités, il faut le dire, les plus échevelées. En cela, son parcours évoque beaucoup celui de Jean-Luc Mélenchon. Par exemple, elle a recruté un identitaire, Frédéric Maillot, co-auteur d’un rap antisémite et anti-Blanc, où il est notamment question de « pendre Manuel Valls », où l’on minore l’assassinat d’Ilan Halimi… tout y est. Maillot fut également la cheville ouvrière de la visite à la Réunion de Kémi Séba, au cours d’un voyage financé par Prigojine ! De Frédéric Maillot, Huguette Bello a fait son numéro deux ; elle en a fait un vice-président de Région et un député. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Huguette Bello clive politiquement, mais elle clive aussi ethniquement. Personne n’a oublié les propos qu’elle a tenus, en 2012, face à des jeunes dont l’ami venait d’être tué par un requin, sur le théâtre même de l’attaque du squale… En substance, elle les renvoyait à leurs origines supposées, sur la base de leur couleur, alors qu’il s’agissait d’ailleurs de créoles blancs… » « C’est mon pays, monsieur ! » …
Justement, l’entourage de Mélenchon présente comme un atout le fait que Mme Bello soit une « femme racisée… »
On est là selon moi dans le colonialisme de gauche chimiquement pur. Jean-Luc Mélenchon s’emploie depuis quelques années à faire de la politique en fonction du taux de mélanine. Pour lui, Huguette Bello est « noire », et c’est à ses yeux un critère décisif. Pourtant, selon nos critères ethniques réunionnais, qui sont complexes et justement pas complètement ethniques, Huguette Bello est blanche… Mais cela, Mélenchon l’ignore. Comment le saurait-il ?
Au-delà de ces considérations, il est particulièrement déprimant de voir ces questions réimposées au fondement de l’action politique à la Réunion. Paul Vergès avait ouvert une nouvelle ère en 1966, dans une fameuse déclaration, lors d’un meeting clandestin saisi par un cinéaste français nommé Yann Le Masson. « Nous sommes descendants de Français venus de France, de Chinois venus de Chine, d’Africains venus d’Afrique, d’Indiens venus de l’Inde… Que l’on ne nous demande plus jamais de choisir entre nos ancêtres ». Interrogé sur la « race », il répondait immanquablement, « il n’y a qu’une race à la Réunion et sur la Terre, cette race, c’est la race humaine ». C’était clair, cela ne l’est plus. Mme Bello a dégagé Vergès, elle a aussi liquidé son héritage idéologique : aujourd’hui, le logiciel de sa mouvance, c’est Kémi Séba, c’est le radicalisme à l’américaine, la prise de parti sans nuances pour la Palestine et le Hamas, etc.
Le conflit israélo-palestinien est-il importé dans la politique réunionnaise ?
A l’instar de Jean-Luc Mélenchon, bien que sans concertation avec ce dernier, Mme Bello, questionnée à chaud le lendemain du 7 octobre par la télévision privée locale, s’est contenté de répondre laconiquement qu’elle est « pour la paix » et qu’elle « soutient la Palestine »… A l’instar de Mélenchon, pas un mot ni même une moue d’empathie pour les victimes israéliennes. Les élections européennes ont été dominées par la question palestinienne, et les actes antisémites, quasi-inconnus à la Réunion, ont connu une augmentation, enrayée par l’action volontariste du Préfet de la Réunion mais accompagnés des habituels dénis et relativisations gauchistes. Là encore, en-dehors des jugements que l’on peut porter sur cette évolution, on ne peut donc pas dire que Mme Bello se signale par le tempérament ou les choix politiques « rassembleurs » que lui prête la presse française qui a découvert son existence avant-hier et se cherche un sauveur sous les tropiques. En réalité, sans qu’il y ait d’ailleurs imitation, l’itinéraire de Mme Bello à la Réunion est presque identique à celui de Jean-Luc Mélenchon en France continentale…
Comment alors expliquer ce choix des dirigeants du NFP ?
Je viens de le dire : du côté France insoumise, cela va plus ou moins de soi ; Huguette Bello peut apparaître comme l’alter ego de Jean-Luc Mélenchon. Ce qui surprend en revanche, c’est l’adhésion des Verts à cette hypothèse « Bello à Matignon ». A la Réunion, les Verts combattent le projet de Nouvelle route du littoral. Il s’agit, pour rappel, de la construction en cours d’une gigantesque route sur des piliers de béton de 18 mètres de hauteur ! L’un des plus grands chantiers du monde, dans lequel Mme Bello a d’ailleurs renforcé la présence des multinationales du BTP en 2021, en leur attribuant, pour près d’un milliard d’euros supplémentaires, une portion de l’ouvrage jusque-là dévolue à des PME locales. Fin juin 2023, en visite à la Réunion, Yannick Jadot avait stigmatisé ce grand ouvrage « pharaonique », raillant « la pyramide de Tout-en-Camions ». Comment comprendre que Marine Tondelier fasse si peu de cas de cette affaire, alors même que le programme du NFP comporte en bonne place des mesures hostiles aux grands travaux imposés et inutiles ?
Pourtant, les partisans de Mme Bello à Matignon signalent ses bons rapports avec la macronie ces deux dernières années…
C’est un peu différent. Au chapitre des affaires réunionnaises, la macronie vit dans la crainte d’un embrasement. Elle a gardé en tête la crise des gilets jaunes, très différente par sa nature de ce qui s’est passé en métropole, beaucoup plus violente, caractérisée par des violences d’une intensité inconnue jusqu’alors et par un blocage total et anarchique de l’île. Pendant un court laps de temps, l’Etat a été mis hors-jeu et a perdu le contrôle. Depuis, l’Etat est, hélas, sensible à une sorte de chantage à l’explosion sociale. Huguette Bello et son entourage l’ont compris. Ils ont agoni la macronie d’injures ces deux dernières années. Lorsque ses représentants, ministres ou autres, débarquent, ils sont reçus à la manière d’ambassadeurs foulant une terre étrangère : on leur fait comprendre qui est le patron. S’ajoute à cela la duplicité du colonisé telle que l’a décrite Frantz Fanon: telle députée qui traite Darmanin de violeur à répétition derrière son dos fait et publie des selfies plein de dents avec ledit Darmanin lors des visites officielles, au nom de la « courtoisie républicaine ». La macronie s’est prêtée au jeu, en général serrant les dents, en copinant parfois…
S’il fallait en quelque sorte « botter en touche » en nommant un ultramarin, un autre Réunionnais aurait-il pu faire l’affaire ?
Bien sûr. En réalité, d’autres noms que celui de Mme Bello viennent en tête… Celui d’Ericka Bareigts, tout d’abord, patronne du Parti socialiste, maire de chef-lieu, ancienne députée comme Mme Bello, mais aussi et surtout ancienne ministre des Outremers, dans le même gouvernement qu’un certain Emmanuel Macron. Mme Bareigts a à son actif la loi dite « Egalité réelle » qui fut un tournant dans l’histoire des Outremers français. De plus, à l’inverse de Mme Bello, Mme Bareigts ne s’emploie pas à réveiller les spectres de l’autonomie ou de l’indépendance – des solutions dont 90% des Réunionnais ne veulent pas, estimait il y a un an et demi un sondage réalisé dans toute l’île. Ce qui n’empêche pas Mme Bello et son entourage d’avancer l’agenda du changement de statut. On pense au mot de Stendhal dans Lucien Leuwen: « Ici, on conspire ouvertement ». Si elle a aujourd’hui tourné la page de la Macronie, Mme Bareigts dispose toujours à Paris de réseaux susceptibles d’être mobilisés…
On aurait pu penser aussi à Younous Omarjee, ancien proche de Vergès, rallié à la France insoumise, lequel entame son troisième mandat de député et a su faire converger diverses factions du parlement européen vers le vote de textes importants – ce n’est pas une mince affaire.
Mme Bello, qui, je le redis, peut déployer de vraies qualités militantes sur le terrain, n’a objectivement qu’un bilan très mince au terme d’un quart de siècle passés à l’Assemblée nationale. Elle n’a pas su unir sa majorité, plurielle, à la tête de la Région qu’elle préside depuis 2021. Certes, après 25 ans d’Assemblée et un mandat de maire, Mme Bello dispose d’un réseau conséquent. Certes, elle peut à volonté ou presque faire paraître dans Le Monde ou dans Libération des articles très favorables ou qui a minima ne l’égratignent pas trop lorsque les « affaires » de sa mandature commencent à sortir des tiroirs judiciaires. Mais enfin, cela ne suffit pas pour gouverner.
Introduire une personnalité quasiment inconnue du grand public, n’est-ce pas un moyen de réactiver la croyance dans la politique, écornée par les « affaires » et les interventions judiciaires ?
On peut en douter. Mme Bello fait depuis peu l’objet d’une information judiciaire pour discrimination et prise illégale d’intérêt : elle et ses lieutenants ont recruté massivement leurs militants et des membres de leurs familles à des postes relativement bien payés dans les lycées, en lieu et place des personnels présents, souvent d’ailleurs des femmes et des handicapés, bien souvent aussi sans respecter les règles de rupture des contrats publics. A ces contrats, qui ont été publiés dans le Journal de l’île et que tout le monde a vus, il faut ajouter des centaines d’emplois verts, qui ont eux aussi servi à rétribuer des militants et des électeurs… Tout cela n’est que la partie émergée d’un système clientéliste que la gauche avait promis d’abattre en prenant le pouvoir à la Région en 2021, que certains dirigeants de gauche ont peut-être même cherché à abattre, au moins pendant quelques mois, mais qui n’a au final peut-être jamais été autant développé dans l’île. La lente mise au jour de ce système s’accompagne de régressions démocratiques : le Journal de l’Île, seul média critique envers Mme Bello, qui a publié les contrats, est désormais dans le collimateur de la Région Réunion et menacé de disparition. Son président, Jacques Tillier, est d’ailleurs menacé tout court d’un « traitement à la Charlie » etc. Rien de bien différent finalement de ce qu’il se passe dans une baronnie de province, à cela près que les choses sont plus brutales à 10 000 kilomètres, loin de l’œil de Paris…
Et vous, croyez-vous à l’hypothèse Bello à Matignon ?
Tout est possible en période de crise institutionnelle. Mais au fond de moi, j’ai du mal à le concevoir. Au vu des us et coutumes de la Ve République, le prochain gouvernement devrait tomber très vite. Huguette Bello a beaucoup insisté sur la reconnaissance de la Palestine, l’âge de la retraite, etc. Autant de projets qui devraient être censurés. Acceptera-t-elle d’être une première ministre éphémère destinée, comme on dit en créole, à « gagner le choc » ?
Je parlais tout à l’heure de colonialisme de gauche : j’ose espérer que MM. Roussel et Mélenchon n’ont pas, faute de mieux, dans l’idée de faire monter en première ligne des ultramarins, à l’image des états-majors d’antant qui envoyaient au casse-pipe les recrues des lointaines provinces françaises ou des colonies d’ autrefois.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !