Le 5 mars à 16 h 25, le président vénézuélien Hugo Chavez poussait son dernier soupir. Ainsi s’achevait l’ascension du petit colonel imprégné de catholicisme social et de nationalisme dont les modèles s’appelaient Simon Bolivar[1. Héros de l’indépendance des colonies espagnoles latino-américaines, dont le mythe nourrit la politique vénézuélienne depuis l’indépendance du pays en 1813. La création, en 2005, de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) dont les principaux membres sont le Venezuela, Cuba, la Bolivie, l’Équateur et le Nicaragua, constitue une forme d’hommage à son nationalisme continental.], Che Guevara et… Juan Peron. Des références pas toujours lisibles sous nos cieux républicains, où le tonitruant Jean-Luc Mélenchon, faute de pouvoir embaumer son idole, a interdit tout droit d’inventaire pendant que la droite libérale tempêtait contre le « satrape rouge » de Caracas. Deux mystifications parallèles à l’origine d’une légende – rouge ou noire – qui brouille un peu plus l’itinéraire et le véritable bilan du « Comandante ».
Pour nous libérer des œillères idéologiques, remontons aux sources du chavisme.[access capability= »lire_inedits »] Après le coup d’État raté de 1992 et la brève incarcération du putschiste Chavez, le premier cercle de ses fidèles créa le Mouvement bolivarien révolutionnaire (MBR) et s’attacha les services du théoricien péruvien Norberto Ceresole. Issu de la mouvance nationaliste- révolutionnaire, ce dernier fit ses classes chez les Montoneros, ces jeunes de la gauche péroniste. Ceresole fournit une armature intellectuelle au MBR en théorisant le rôle de « l’homme fort » en lien direct avec le peuple et l’armée[2. Norberto Ceresole, Caudillo, Ejército, Pueblo : la Venezuela del Comandante Chavez, Al-Andaluz, 2000. L’auteur fut exclu du mouvement chaviste au début des années 2000 après la publication de certains écrits négationnistes. En 2006, Chavez reconnut publiquement l’estime intellectuelle qu’il continuait à lui porter.]. Cette construction doit beaucoup à l’Argentin Juan Peron, époux de la célèbre Evita. Au cours de ses deux mandats présidentiels (1946-1955 et 1973-1974), celui-ci tenta d’esquisser une troisième voie « justicialiste » entre collectivisme et libéralisme. L’entretien d’un culte du sauveur à vocation sociale fait d’Hugo Chavez le chaînon manquant entre Peron et Guevara, le défunt président vénézuélien ayant officiellement institué le « socialisme du XXIe siècle » dans son pays de 28 millions d’habitants.
Or, comme nous le rappelle l’anarchiste vénézuélien Rafael Uzcategui[3. Rafael Uzcategui, Venezuela : révolution ou spectacle, Spartacus, 2011.], Chavez a renforcé le capitalisme d’État sans en menacer les fondements libéraux. Le mythe du « président des déshérités » achoppe sur le mur de l’Histoire : mis à part la parenthèse néolibérale ouverte à la fin des années 1980 à Caracas, en réaction au décrochage de la monnaie vénézuélienne par rapport au dollar, l’État social est une réalité tangible depuis 1958. Avant une décennie de coupes sombres dans les budgets, à laquelle Chavez put mettre fin grâce à l’accroissement des revenus du pétrole, l’État vénézuélien garantissait déjà la gratuité de l’instruction et des soins médicaux, subventionnait le panier alimentaire de base et exécutait de vastes programmes de logements sociaux. 85 % des petits Vénézuéliens bénéficiaient d’une instruction primaire complète en 1989 et la Sécurité sociale fut instituée dès 1966… mais démantelée en 1997.
Un an plus tard, Hugo Chavez entrait au palais présidentiel de Miraflores, démocratiquement élu, porté par une demande sociale sans précédent. Fidèle à la tradition corporatiste, il associa État, syndicats enrégimentés et armée pour impulser ses programmes d’urgence en direction des masses. Ces « missions » lancées au lendemain de la tentative de putsch antichaviste de 2002, lorsque le régime ne s’était pas encore attiré les bonnes grâces du patronat, se substituaient aux politiques publiques. Leur efficacité relative dans des secteurs en crise tels que l’éducation et la santé sont à mettre au crédit de la République bolivarienne. Mais cette modeste médaille trouve son revers dans plusieurs domaines, dont l’habitat : tandis que le mal-logement dans des bâtiments vétustes ou insalubres touche un Vénézuélien sur deux, les programmes annuels de construction stagnent à un niveau de moitié inférieur à la moyenne des années 1990. L’impéritie de l’État bolivarien ne s’arrête pas là. Non content d’embaucher systématiquement des fonctionnaires en CDD, le pouvoir chaviste se mue en patron-voyou lorsque l’insertion de son économie dans la mondialisation est en jeu. En mai 2009, Chavez annonce la commercialisation prochaine d’un téléphone portable « vénézuélien » vendu 7 dollars. Ce petit bijou technologique, fabriqué en Chine, est assemblé dans une zone franche de la République bolivarienne par l’entreprise mixte Vetelca, laquelle emploie des centaines d’ouvriers précaires sans couverture sociale. Soumis à des cadences de travail frénétiques, les employés de la manufacture risquent le licenciement s’ils adhèrent à un syndicat. Dans son allocution officielle prononcée en mars 2007, le Président avait prévenu : au nom de l’intérêt national, « les syndicats n’ont pas à être autonomes… Il faut que ça cesse » !
Qu’elle soit ou non portée à son crédit, on impute enfin à Chavez la paternité de la nationalisation de l’exploitation du pétrole, décision intervenue… en 1975. Peu d’observateurs notent que son gouvernement a partiellement privatisé le secteur pétrolier. Au milieu d’une batterie de mesures sociales, le référendum constitutionnel de 2007 a ainsi autorisé la création d’entreprises mixtes possédées à 40 % par une société privée – généralement une multinationale comme BP ou ExxonMobil − qui reversent 40 % des revenus de l’extraction pétrolière à des capitaux privés, moyennant le paiement d’un tribut à l’État. Hélas, l’ouverture du marché du pétrole – et plus récemment du gaz – aux multinationales ne contribue que très peu au développement de l’économie locale. Les supertankers pleins d’or noir qui quittent chaque jour les ports vénézuéliens pour les États-Unis symbolisent l’échec de la stratégie d’industrialisation bolivarienne. Dopé aux importations, le pays ne parvient toujours pas à assurer son autosuffisance alimentaire. C’est aussi cela, le bilan du bolivarisme « réel ».[/access]
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