Hubert Védrine : «Les terroristes ne peuvent pas gagner»


Hubert Védrine : «Les terroristes ne peuvent pas gagner»

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Causeur. Grâce à son opposition à la guerre en Irak de 2003, la France a joui d’une aura considérable dans le monde arabe. Mais l’affaire des caricatures de Mahomet, en 2006, a mis à mal ce capital de sympathie au niveau international, créant des tensions au sein même d’une société française qui compte plusieurs millions de musulmans. À votre avis, la France devrait-elle s’adapter à ce « fait » islamique ?

Hubert Védrine. La France n’a pas à « s’adapter » à une religion, sous prétexte qu’elle serait un « fait politique majeur » ! Comme le disait avec un courage constant le regretté Abdelwahab Meddeb, « c’est à l’islam de s’adapter à l’Europe ». Mais la France doit tenir compte de trois choses :

1) L’affrontement mondial au sein de l’islam, y compris au sein des musulmans en Europe et en France, où une grosse minorité fondamentaliste veut imposer à la masse musulmane sa conception littérale de la charia (réglementation rigoriste du mode de vie dans la péninsule Arabique au viie siècle) et où une infime minorité est prête pour cela à aller jusqu’à une violence exterminatrice et terrorisante.

2) L’incompréhension, majoritaire dans l’islam, de notre définition et de notre pratique de la liberté d’expression.

3) L’existence en France d’une importante population de jeunes, de banlieue ou autres, juridiquement français, se réclamant depuis quelques années d’un islam redécouvert, fait de slogans ultra-schématiques, en fait acculturés, dévorés de frustrations, vulnérables à l’endoctrinement fanatique islamiste par des groupes activistes.

Quelle est la limite entre « tenir compte » et « s’adapter » ? 

Tenir compte, cela signifie être réaliste, cesser de nier les problèmes (« le problème n’est pas l’islamisme mais le chômage ») et donc nommer la menace (l’islamisme radical), en mesurer l’ampleur, agir fortement et à bon escient, en menant ou en orchestrant une vaste contre-offensive sécuritaire, éducative, sociale, culturelle et théologique, etc.

Cette contre-offensive généralisée, Manuel Valls l’a baptisée « guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme radical », dans un discours unanimement salué sur les bancs de l’Assemblée nationale. Concrètement, qu’implique cette feuille de route ?

Le Premier ministre a eu raison de mettre fin à un trop long déni. Il s’agit de se protéger, de neutraliser le danger en renforçant les défenses immunitaires chez les populations à risque (par leur culture, leur éducation, leurs valeurs, leur théologie), mais aussi en faisant émerger l’islam de France, ce qui aurait un retentissement très positif chez les musulmans en Europe, au Maghreb et en Afrique.[access capability= »lire_inedits »] Les musulmans de France ont là l’occasion de jouer un rôle historique. Tâche de longue haleine ! Mais ayons confiance : les terroristes peuvent certes infliger des souffrances atroces, ils ne peuvent pas gagner. Ils perdront.

En attendant la victoire que vous nous promettez, le Qatar et l’Arabie saoudite contribuent à la diffusion d’un islamisme d’inspiration salafiste, où s’abreuvent les terroristes de l’État islamique. Nos relations étroites avec ces deux pétromonarchies nous ont-elles fait fermer les yeux sur la propagation de certaines formes d’islam particulièrement dangereuses ?

Ne nous polarisons pas sur le rôle du Qatar. Et je vous rappelle que ce n’est pas la France qui a instauré des relations spéciales avec l’Arabie saoudite, mais les États-Unis, en 1945, quand Roosevelt a conclu avec le souverain saoudien (chez lequel du pétrole avait été découvert en 1938) l’accord pétrole contre sécurité, lors de la fameuse rencontre sur le Quincy. Cette politique a été poursuivie jusqu’à il y a peu, y compris après le 11 Septembre, et, malgré la réislamisation active du monde arabe, n’a été remise en question par les États-Unis que depuis l’exploitation de leur gaz de schiste.

D’accord, mais la France a fait sienne cette politique, en jouant exclusivement et avec constance la carte du sunnisme le plus conservateur…

Avec l’Arabie saoudite, la France avait suivi cette même ligne, mais grâce au nucléaire elle a toujours été moins dépendante du pétrole arabe que les États-Unis. Est-ce pour cela que la politique de prosélytisme wahhabite de l’Arabie saoudite (et ces dernières années, du Qatar) a été minimisée ? Peut-être, mais je pense plutôt que c’est dû à une sous-évaluation de l’islam, et du phénomène islamiste en général (des Français qui en majorité ne croient plus à rien n’arrivent plus à croire que l’on croie encore à une religion, a fortiori que l’on tue pour des croyances !). Ensuite, peut-être avons-nous été endormis par l’idée confortable que ces rivalités entre branches de l’islam ne concernaient que les pays musulmans, en oubliant la question des musulmans en Europe. Une plus grande lucidité va s’imposer.

La lucidité nous commande aussi de voir que l’État islamique bénéficie de certaines complicités passives. D’aucuns soupçonnent la Turquie, pourtant deuxième contingent de l’OTAN, d’abriter des camps d’entraînement de l’État islamique ou, à tout le moins, de faciliter le passage des djihadistes vers la Syrie. Vu le double jeu d’Erdogan, pourquoi sommes-nous aussi indulgents avec Ankara ?

Nous avons vécu sur l’idée d’une Turquie moderne, laïque, désislamisée en profondeur par Atatürk. Ce n’est plus le cas. Elle était dans l’OTAN parce que, sous la guerre froide, pour les États-Unis, sa position au sud de l’URSS était stratégique (c’est pour équilibrer les fusées américaines implantées en Turquie que Khrouchtchev avait essayé de mettre des fusées soviétiques à Cuba). Mais la guerre froide est finie. L’Europe avait accepté la candidature turque, n’osant pas la refuser pour ne pas passer pour un club « chrétien ».

Croyez-vous vraiment que l’adhésion turque aurait changé la donne ?

La Turquie se serait-elle autant réislamisée que sous Erdogan (et ce n’est peut-être qu’un début) si elle avait été acceptée plus vite en Europe ? Impossible à dire. De toute façon, il aurait été impossible de faire ratifier un traité d’adhésion de la Turquie par les 28 États membres, car plusieurs d’entre eux s’y seraient opposés. Et puis, l’Europe est inconséquente : ainsi, elle a approuvé que soit brisé en Turquie le rempart de la laïcité qu’était l’armée. Finalement, que de promesses vaines ! Récemment, les États-Unis n’ont même pas obtenu un engagement clair des Turcs contre l’État islamique car ces derniers veulent d’abord : premièrement, empêcher un Kurdistan indépendant, deuxièmement, renverser le régime chiite syrien. On mesure la confusion !

Dans ce domaine, la France n’a pas non plus de quoi pavoiser. Alors que notre diplomatie avait fait de la chute de Bachar el-Assad sa priorité, l’heure est aujourd’hui à la lutte contre les djihadistes de l’État islamique, dont certains sont français. Retrouvez-vous votre latin dans notre politique syrienne ?

Le cas syrien est un casse-tête. Début 2011, Nicolas Sarkozy et Alain Juppé croyaient que, si elle était aidée, l’opposition démocrate au président Assad pourrait le renverser dans une sorte de printemps de Damas, et que c’était souhaitable et sans risque islamiste. Après mai 2012, François Hollande et Laurent Fabius ont persévéré dans cette analyse et poursuivi cette politique, jusqu’à regretter que les frappes occidentales prévues en août 2013 n’aient pas eu lieu. Ils pensent que cela aurait permis aux opposants démocrates syriens de prendre le pouvoir et d’empêcher l’apparition de Daesh. Beaucoup de spécialiste de la Syrie estiment au contraire que, même au début, les « démocrates », peu nombreux et pas organisés sur le terrain, auraient été débordés par les islamistes, ce que redoutaient les minorités chrétiennes, druzes, kurdes et, bien sûr, alaouites de Syrie.

Or, il est impossible de trancher entre ces deux analyses. Aujourd’hui, une chose est sûre : Assad est toujours là, et le rapport de force sur le terrain ne change pas. Les « modérés » ne contrôlent quasiment rien. Les Américains et les Français jugent moralement impossible de coopérer avec le régime Assad et, même, de renoncer à ce que son renversement soit l’objectif principal. Dans ces conditions, il est impossible de constituer une coalition efficace – donc avec aussi l’Iran ( ! ), la Turquie ( ! ), voire la Syrie d’Assad ( ! ) – pour éradiquer l’État islamique. On ne peut que l’endiguer. Cela exclut aussi que les services syriens coopèrent avec l’Occident contre Daesh. Remettre la Russie dans le jeu, en essayant de trouver une sortie par le haut à l’impasse ukrainienne, ce que François Hollande semble essayer de faire, changerait peut-être la donne.

Jusqu’ici, Paris campe sur ses positions, et ce sont plutôt les États-Unis qui semblent envisager de nouvelles alliances. Ainsi, dans sa volonté d’endiguer Daesh, Washington paraît tenté de jouer la carte chiite. Si les négociations sur le nucléaire se soldaient par un accord, le régime des mollahs pourrait-il constituer un allié de poids dans la guerre contre le djihadisme ?

Malgré les sanctions strictes qui lui ont été imposées sous l’impulsion américaine, l’Iran poursuit son programme nucléaire. Mais Obama a compris qu’on avait plus de chances d’obtenir un changement de ce régime, voire sa dissolution, en jouant la carte de sa réinsertion dans le jeu international (un scénario que redoutent les plus durs à Téhéran) qu’en le maintenant en survie artificielle à coups de sanctions. Je ne fais pas de la question nucléaire un enjeu secondaire, mais attention à ne pas rater le train de l’Histoire.

Il y a quatre ans, beaucoup pensaient que le « train de l’Histoire » allait apporter démocratie et prospérité au monde arabe. Alors que les « printemps arabes » ont fait exploser des États comme la Syrie, la Libye et l’Irak, seule la Tunisie, où les islamistes ont perdu les dernières élections, tire son épingle du jeu. Que nous enseigne le cas tunisien ?

L’exemple tunisien nous rappelle que la Tunisie… est un cas particulier. Un pays de taille et de classes moyennes, historiquement varié – pays phénicien, maghrébin, arabe et d’immigration méditerranéenne –, ouvert sur le monde, très marqué par la France comme par l’héritage remarquable de Bourguiba, assez bien développé (niveau de formation, place des femmes). Ce n’est pas surprenant que, dans ce pays-là, la poussée islamiste, importante après la chute de Ben Ali, ait été contenue démocratiquement par des élections, et ramenée en quelques mois à son poids politique réel (Ennahdha représente environ un tiers du corps électoral). Partant, l’avenir y est relativement encourageant, contrairement à celui des autres pays dévastés par le « printemps arabe »…[/access]

*Photo : Hannah.

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Février 2015 #21

Article extrait du Magazine Causeur



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