Hubert Robert, bâtisseur de ruines


Hubert Robert, bâtisseur de ruines
«Vue imaginaire de la Grande galerie du Louvre en ruines», 1796.
«Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines», 1796.

Au départ, on a imaginé pour lui une carrière ecclésiastique. Il n’est pas contre. Son caractère est conciliant. Ses parents sont valet et femme de chambre. Né en 1733, le jeune Hubert Robert est inscrit dès ses 12 ans au collège de Navarre. On remarque cependant qu’il fait des dessins en marge de ses cahiers. Cette fantaisie aurait pu lui valoir des remontrances. C’est le contraire qui se produit. Cela plaît en particulier à l’un de ses professeurs, l’abbé Batteux, qui est aussi amateur d’art et théoricien. On envoie le jeune homme en formation, chez un artiste. Peu après, le duc de Choiseul, futur principal ministre de Louis XV, le remarque à son tour et l’emmène en Italie. Hubert Robert est placé d’office, à l’âge de 21 ans, à l’Académie de France à Rome. Cependant, il n’a qu’un talent artistique embryonnaire et il n’a passé aucune des redoutables épreuves d’accès à la prestigieuse institution. Cela s’appelle être pistonné. L’affaire fait des vagues, mais il travaille d’arrache-pied pour faire oublier ce passe-droit.

Parmi ses enseignants, il suit avec attention les leçons de Giovanni-Paolo Pannini (1691‑1765), peintre d’architecture. Il s’intéresse aussi aux recueils de gravures de Gianbattista Piranèse (1720-1778). Cet artiste hors-norme conjugue une passion archéologique pour l’Antiquité et une imagination architecturale délirante et, souvent, mortifère. Hubert Robert parcourt la campagne environnante. Il accompagne même Saint‑Non dans son grand périple, d’abord à Pompéi, puis dans tout le sud de l’Italie et en Sicile.

Croquis, dessins et peintures s’accumulent. La plupart sont consacrés aux ruines. Après avoir séjourné plus de dix ans en Italie, il se décide à rentrer en France, à l’âge de 33 ans. Ses œuvres l’ont précédé. Arrivé à Paris, il est reçu à l’Académie royale et entame une longue carrière de succès.

On le surnomme vite « Robert des ruines ».[access capability= »lire_inedits »] Il devient l’une des figures de proue de l’engouement de son époque pour les ruines. Depuis longtemps, les artistes installés en Italie, notamment à Rome, vivent au contact des vestiges antiques et ils intègrent à leurs compositions de plus en plus de représentations des vestiges de l’Antiquité. Cependant, Hubert Robert va plus loin. Avec quelques autres artistes de son époque, il consacre l’essentiel de son œuvre aux ruines réelles et imaginaires.

Dans le concert de louanges dont il bénéficie, quelques voix discordantes présagent les grands bouleversements esthétiques et politiques de la fin du siècle. C’est le cas, en particulier, des critiques de Denis Diderot dans ses Comptes rendus des Salons de 1759 à 1781 publiés par la Correspondance littéraire. Cette revue n’est diffusée qu’à une quinzaine d’exemplaires à des princes et souverains d’Europe. Mais, petit à petit, les commentaires sont réunis en recueils et augmentés de considérations de portée plus générale. La pensée artistique de Diderot, aussi contestable soit-elle, devient un texte fondateur de la critique.

Diderot attaque en premier lieu Hubert Robert sur le plan de la forme. Il aimerait quelque chose de plus léché, de plus lisse. « Il y a si longtemps, écrit-il, que vous faites des ébauches, ne pourriez-vous faire un tableau fini ? » À une autre occasion, il note : « Ses morceaux sentent la détrempe. » Ou encore : « Il veut gagner dix louis dans la matinée ; il est fastueux ; sa femme est élégante, il faut faire vite ! »

Heureusement, Hubert Robert n’écoute pas Diderot. Il reste attaché toute sa vie à une touche enlevée qui donne une vibration à sa peinture. Dans ses années italiennes, il a côtoyé Fragonard et apprécié l’élégante désinvolture de sa manière. C’est avec lui qu’il a pris goût à une facture où l’on sent la verve du pinceau. Robert est plus raisonnable que Fragonard, mais il garde de la liberté dans sa touche.

Diderot reproche aussi à Hubert Robert de ne pas observer « la poétique des ruines » telle qu’il la définit. En réalité, ce que Diderot appelle « poétique » est plutôt une morale. Pour lui, la bonne peinture de ruines, c’est celle grâce à laquelle « nous anticipons sur les ravages du temps, et notre imagination disperse sur la terre les édifices mêmes que nous habitons ».

En dépit d’une pensée assez variable d’un salon à l’autre, Diderot préconise, dans l’ensemble, une peinture morale. Son artiste préféré est le Greuze des ennuyeux drames ruraux. « C’est la peinture morale » s’enthousiasme Diderot à son sujet. « Quoi donc ! le pinceau n’a-t-il pas été assez et trop longtemps consacré à la débauche et au vice ? » Il aime aussi beaucoup David. Il déteste l’immoral Boucher et sa propension à la jouissance. « Que peut avoir dans l’imagination un homme qui passe sa vie avec les prostituées du plus bas étage ? » En ce qui concerne Hubert Robert, on sent que Diderot est parfois très près d’adhérer à sa peinture. Mais les petits personnages qui rendent les ruines d’Hubert Robert aimables et animées contrarient sa conception moralisante des ruines.

On peut vivre heureux, même dans les décombres

Prenons, par exemple, la vue imaginaire du portique de Marc Aurèle. On y voit une famille du petit peuple qui a installé son logis entre les piles de la construction. Non loin, des lavandières ont tendu leur linge à un fil attaché à la statue de l’empereur. Dans une autre toile, des promeneurs et des mères font prendre l’air à leurs enfants. Là encore, des ouvriers et des paysans qui s’affairent. Avec Hubert Robert, les petits humains trouvent très bien leur place dans les décombres. Certes, ils résident dans un monde vaste, foisonnant et très ancien, un monde qui les dépasse infiniment, un monde où la nature et l’histoire forment un continuum étrange et chaotique. Mais les hommes y font leur trou avec bonne humeur, à la façon d’aimables micromammifères. Avec ses ruines, Hubert Robert ne nous fait nullement un sermon sur le caractère passager des œuvres humaines, comme le voudrait Diderot. Il nous donne au contraire une intuition optimiste sur la capacité de l’homme à habiter le monde tel qu’il est.

Parmi les personnages qu’Hubert Robert place dans ses tableaux, certains ont une importance particulière, ceux qu’on aperçoit en train de dessiner. Ils sont présents dans la plupart de ses compositions. C’est presque une signature. Ils ont l’air heureux et bien tranquille. Ce sont des hommes ou des femmes, des artistes de métier ou des amateurs. Ils sont absorbés par le motif qu’ils observent et le dessin qui progresse. On a l’impression qu’Hubert Robert nous fait un clin d’œil, qu’il nous donne son petit secret.

S’asseoir et dessiner au grand air a été visiblement un des plaisirs de sa vie, de sa jeunesse en particulier. On comprend aisément que cette patiente activité, comme la pêche au goujon, a un effet apaisant. C’est peut-être de là que lui vient son heureux caractère. Tous les témoins rapportent, en effet, qu’il est à la fois très travailleur et tout à fait débonnaire. Sa compagnie est recherchée. C’est un homme doux, généreux, affable, souriant, poli. On en fait la « quintessence de l’esprit français ».

Cependant, dessiner d’après un modèle est plus qu’une simple détente. C’est le fondement de l’art figuratif, tout du moins à cette époque. Charles Batteux, l’abbé qui a remarqué les talents du jeune Hubert Robert au collège de Navarre, a théorisé sur l’importance de « l’imitation ». Dans son fameux livre Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), il souligne que les génies « ne sont créateurs que pour avoir observé ». De nos jours, le mot imitation a un sens péjoratif, synonyme de copie servile. Beaucoup d’artistes, depuis plus d’un siècle, y voient une pratique besogneuse incompatible avec la haute idée qu’ils se font de leur créativité. Hubert Robert est beaucoup plus humble. Il est tourné vers le monde. Pour lui, c’est en essayant d’imiter qu’on apprend à observer, qu’on apprécie les formes et les détails, qu’on en saisit le caractère, la beauté, l’essence. L’imitation est une sorte de contemplation active. Ce n’est rien moins qu’un passionnant mode de connaissance.

En 1777, Hubert Robert est nommé garde des tableaux du roi, autrement dit conservateur en chef. Il a en charge la restauration et l’acquisition des peintures de la Couronne. Dans la foulée, un logement de 150 m² lui est attribué au Louvre, sous la Grande Galerie, ainsi qu’un atelier.

Le Louvre ne ressemble en rien à cette époque au musée qu’il est aujourd’hui. C’est un grand phalanstère d’artistes logés et pensionnés. L’État, en les installant là, veut s’assurer de disposer d’artistes ayant progressé vers l’excellence au contact des plus illustres peintures des collections royales.

Le comte d’Angiviller, qui fait fonction de ministre de la Culture de Louis XVI, ambitionne de permettre l’accès au public les samedis et dimanches et de faire du Louvre un « Muséum ». C’est chose faite, au moins sur le papier, par décision royale en 1784, et Hubert Robert en est nommé « garde ». Il est prévu d’installer ce musée dans la Grande Galerie qui relie le Louvre aux Tuileries. Mais ce long couloir, encore monotone et mal éclairé, doit être aménagé. Les crédits manquent et le projet traîne. Afin de sensibiliser l’opinion, Robert livre des vues imaginaires de la Grande Galerie, dans lesquelles il propose des embellissements et des éclairages zénithaux appropriés. Dans la foulée, il ne peut pas s’empêcher de brosser une magnifique Grande Galerie en ruine. Au total, Robert œuvre pour la création du Louvre, non seulement en raison de ses responsabilités, mais aussi en utilisant sa peinture comme un outil de communication.

Avec la Révolution, il est confronté à l’histoire pour de vrai

Les choses vont se gâter pour Hubert Robert avec la chute de la monarchie. En octobre 1792, il est écarté de la commission du Muséum. David, peintre et Conventionnel, y prend alors une place prépondérante. C’est à ce moment qu’on retire les Boucher, jugés non conformes aux vertus républicaines.

En octobre 1793, Hubert Robert tombe sous le coup de la loi des suspects. Il est jeté en prison. Il est accusé de « non-renouvellement de sa carte de civisme ». Il a peut-être été dénoncé par David ou par un cousin de ce dernier. Longtemps, la disparition des civilisations a fait l’objet pour Hubert Robert d’une douce mélancolie. Néanmoins, avec la Révolution, il est confronté à l’histoire pour de vrai. La guillotine est toute proche.

Les prisonniers autour de lui ont le moral au plus bas. Il s’efforce d’être bon compagnon. On apprécie sa bonne humeur. Cependant, il s’ennuie. C’est la première fois de sa vie qu’il est privé de ses crayons et pinceaux. À l’occasion d’un transfert à la prison de Saint-Lazare, il parvient à se procurer des instruments rudimentaires et son activité repart. Il réalise des œuvres qui sont autant de témoignages émouvants sur les geôles de la Terreur. Il se représente dans sa cellule à côté d’une table où il a écrit Dum spiro spero (« Tant que je respire, j’espère »). La peinture intitulée Le Ravitaillement des prisonniers à Saint-Lazare est saisissante. La nourriture y était exécrable. Un jeune âgé de 16 ans s’était plaint que son hareng était rempli de vers. Cette observation « a été regardée par les agents de Robespierre comme une étincelle de rébellion et le malheureux jeune homme a été guillotiné ». Cependant, en rétribuant les geôliers, certains prisonniers parviennent à faire venir de la nourriture de l’extérieur. C’est l’objet de cette peinture.

Hubert Robert va jusqu’à dessiner une Mort de Marat qui prend le contre-pied du fameux tableau de David. On y voit Marat (mort ou endormi) étendu, aviné, dans son galetas, au milieu d’armes variées et de lettres de dénonciation. Parmi celles-ci figure l’accusation qui le concerne.

Il est libéré en août 1794, après la chute de Robespierre. Il retrouve ses fonctions au Louvre en 1795 et continue à s’engager en faveur de la création de la Grande Galerie. Il va être exaucé et expulsé en même temps. En effet, en 1801, Bonaparte décide de faire aboutir le projet de musée qui traîne depuis longtemps. Du coup, il ordonne de purger le bâtiment de tous ses occupants et confie à Vivant Denon la mise en place du musée.

La fin de la vie de Robert est marquée par une baisse sensible de ses commandes. L’exil ou la ruine de l’aristocratie commanditaire donne un coup d’arrêt à la production de nombreux artistes de l’Ancien Régime. En outre, la montée du néoclassicisme a produit un changement de goût. Mais Hubert Robert s’en tire plutôt mieux que les autres. Il continue à recevoir des commandes, notamment de l’étranger. Il aime son travail et ne faiblit pas. Il s’offre même, si je puis dire, le luxe d’une mort à la Molière. C’est, en effet, en train de peindre, pinceaux et palette en main, qu’il meurt le 15 avril 1808, frappé d’apoplexie, à l’âge de 75 ans.[/access]

« Hubert Robert, un peintre visionnaire », Musée du Louvre, jusqu’au 30 mai.

Mai 2016 #35

Article extrait du Magazine Causeur



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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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