Sérotonine est le roman d’un décadent du XXIe siècle dont le grand sujet reste l’amour… raté.
La sérotonine est une hormone liée à l’estime de soi, à la reconnaissance obtenue au sein d’un groupe, nous apprend Michel Houellebecq, ajoutant que son existence est présente chez de très nombreuses créatures vivantes, y compris chez les amibes. « De quelle estime de soi pouvaient bien se prévaloir les amibes ? », s’interroge, malicieux, l’écrivain.
Oblitérer la laideur du monde occidental
Pourquoi prendre de la sérotonine sous forme de pilule blanche et sécable ? Pour oblitérer la laideur du monde occidental épuisé. Nous sommes entrés dans un lent processus irréversible. Il y a aura certes encore quelques séquences supportables, mais l’affaire est entendue. Quant au bonheur, c’est une vieille idée rancie, « les conditions historiques n’en sont tout simplement plus réunis ». Ce n’est pas la fin du monde, seulement du nôtre.
C’est sur une île où l’on parle espagnol, pas mal allemand, parfois français, que j’achève la lecture de Sérotonine, le nouvel opus de Michel Houellebecq. La possibilité d’une île, plus que jamais nécessaire. L’île est aristocratique, rappelle dans l’un de ses livres Michel Déon. Elle ne se laisse pas envahir facilement, les traditions font de la résistance, elles permettent de préserver l’identité de leurs habitants. Enfin, on peut le croire, ça ne mange pas de pain. Houellebecq a fait du chemin depuis que je le croisais dans les couloirs des Éditions du Rocher. Pas très grand, habillé tristement, le regard espiègle, cigarette au bec, il venait de publier son essai sur Lovecraft, intitulé Contre le monde, contre la vie. Déjà. Jean-Paul Bertrand, patron de la maison, avait, en revanche, refusé son roman Extension du domaine de la lutte. C’est regrettable. Mais il ne fut pas le seul. Heureusement, Maurice Nadeau n’hésita pas, lui. On connaît la suite, les romans à succès, les polémiques, la bouille toujours amusé de l’écrivain. Houellebecq reçut le prix Goncourt pour La carte et le territoire, le plus sage de ses romans, avec des extraits étudiés dans les manuels de littérature destinés aux lycéens. Je me suis dis alors qu’il était cuit « le » Houellebecq, d’autant plus que Raphaël Sorin, l’homme qui publia, entre autres, Les particules élémentaires, m’avait dit un soir de décembre que Michel était fatigué, moins de sang vif, trop d’alcool et de charcuterie, une hygiène de vie déplorable, pour faire comme à la télé, court. Pour décrocher le Goncourt, il avait vraiment mis beaucoup d’eau dans son pastis. Ça tue le goût. Il convient de le boire bien jaune. Ah, le jaune, la couleur de la France frondeuse.
Retour aux fondamentaux
En fait, ça l’a délivré d’un poids, ce Goncourt, ça lui a rendu sa puissance romanesque. Il l’a prouvé avec Soumission, ce roman qui ne cesse d’être actuel, en particulier en France. Il récidive avec Sérotonine. En mieux, car il revient aux fondamentaux houellebecquiens. La description précise et ironique de l’Europe qui crève sous les lois de l’Union européenne, cette « grosse salope » ; les scènes de sexe qu’on retrouve et dont l’une est jubilatoire. Ça prouve la vitalité de l’auteur. À ne pas confondre avec le narrateur, Florent-Claude Labrouste, dépressif et suicidaire qui, lui, bande mou, ou même pas du tout. La sérotonine est certes un puissant antidépresseur mais il agit négativement sur la libido. On ne peut pas être gai comme un pinson, et bander comme un cheval. Du reste, il ne faut pas confondre Houellebecq et son personnage. Sinon, on tombe dans le piège de l’amalgame. Houellebecq est très malin. Il ne laisse rien au hasard. Il a miné la page, son terrain. Bien sûr, il déclare du haut de son 4X4 qui pollue : « Enfin je m’égare revenons à mon sujet qui est moi, ce n’est pas qu’il soit spécialement intéressant mais c’est mon sujet. » Moi est un autre. Il montre l’absurdité non pas d’une époque mais d’une civilisation qui n’y croit plus et qui pratique le dégoût d’elle-même, à haute dose, rongée par le libre-échangisme sans limite.
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Houellebecq cherche la provoc, ce n’est pas nouveau. Il égratigne les féministes, les journalistes, les « pétasses » à particule, les bobos écoresponsables, il n’aime guère les homos, enfin son héros, ni les écolos, il s’étonne qu’il y ait encore des communistes, bref, c’est la grande distribution. Il éreinte aussi certains écrivains, Goethe, Christine Angot ( pas lu plus de cinq pages), Thomas Mann (des limites décevantes), Sagan (épargnée en fait), Yves Simon (ah, ah), il pulvérise Maurice Blanchot, liste non exhaustive. Mais il n’hésite pas à convoquer des philosophes, par exemple Schopenhauer, comme le fait Georges Bataille, avec Hegel, dans Madame Edwarda. Houellebecq cite d’ailleurs Bataille, mais sans entrer dans les détails, il glisse, comme on risque de « glisser », le 31 décembre, si l’on est seul, dépressif, sans comprimé de sérotonine dans sa parka. Tout cela reste extrêmement maîtrisé. Houellebecq, l’écrivain français le plus lu dans le monde, multiplie les styles narratifs, à la limite de la parodie, sur un ton sarcastique, pour offrir un roman circulaire magistral.
L’amour qui rate
Bien sûr, son grand sujet reste celui de l’amour. L’amour qui rate parce que le héros houellebecquien est un crétin qui ne peut s’empêcher de coucher avec une fille de passage alors que l’amour de sa vie l’attend dans son lit. Il est indécrottable et finit par devenir « une petite merde à la dérive », par sa faute. Elle était pourtant pas mal, Camille Da Silva, l’héroïne trompée. Labrouste, ingénieur agronome, embauché d’abord par Monsanto puis chargé de défendre, en vain, l’agriculture française sinistrée, aurait pu lui faire un enfant au lieu de chercher à tuer celui qu’elle a eu avec un homme de passage. Car Labrouste, à la fin du roman, tient entre ses mains une Steyr Mannlicher HS 50, « modèle à un coup » qui peut faire éclater la tête du gamin.
Et puis, il y a Aymeric, le copain de Labrouste, le paysan issu d’une famille de nobles normands, qui fait du bon lait parce qu’il respecte ses vaches, et que les encravatés de Bruxelles vont conduire à la faillite. Lors d’une révolte de producteurs énervés, Aymeric, arme à la main, fait face aux CRS. La scène ressemble étrangement à celles des émeutes urbaines que la France macronienne vit actuellement. Houellebecq a toujours eu un ou deux coups d’avance avec ses romans. Il « voit » au sens rimbaldien du terme, même si l’auteur préfère Baudelaire. C’est un bon joueur d’échecs. Il ne néglige pas les pions. Il est patient, et sait accélérer la phrase pour emporter loin, dans un mouvement tragique, le lecteur.
Un sentimental empêché qui n’aime que les fellations
Houellebecq est un décadent du XXIe siècle, siècle de grande désespérance, qui a perdu ses valeurs et ses idéaux. C’est également un sentimental empêché qui n’aime que les fellations, et ne pratique pas le cunnilingus, tant pis pour vous mesdames. Il est passif. Il l’avoue, du reste, et là, à coup sûr, c’est de lui qu’il parle, et il en devient même touchant : « On m’avait peu donné, et j’avais peu envie de donner moi-même ; la bonté ne s’était pas développée en moi, le processus psychologique n’avait pas eu lieu, les humains dans leur ensemble m’étaient au contraire devenus de plus en plus indifférents, sans même parler des cas d’hostilité pure et simple. » Constat accablant. Houellebecq précisant par ailleurs : « Étais-je capable d’être heureux en général ? C’est le genre de questions, je crois, qu’il vaut mieux éviter de se poser. » Il y a des humains inaptes au bonheur, voilà tout.
Et malgré toute cette noirceur, dans l’ensemble justifiée, le soleil n’en continuera pas moins de briller, indubitablement.
Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion.
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