Décidément, rien ne se passe comme prévu dans la France de François Hollande. Avant le 7 janvier, la polémique qui aurait dû occuper la scène médiatique, littéraire et politique, c’était la parution de Soumission, le dernier roman de Michel Houellebecq. Les privilégiés l’avaient déjà lu sur épreuves ou dans les services de presse gracieusement envoyés « à ceux qui comptent », de manière qu’avant même la sortie du livre une préparation d’artillerie journalistique pilonne le champ de bataille, comme il convient dans les manuels de tactique militaire, selon un schéma auquel on avait commencé à s’habituer depuis septembre, d’abord avec Trierweiler et ensuite avec Zemmour. Mais pourquoi un roman, car Soumission est un roman, devait-il provoquer un tel scandale ? On comprend que les confessions d’une ex-première dame ou assimilée d’un président en exercice crée un grand émoi, de même que l’essai désespéré et polémique d’un néo-réac aussi brillant que provocateur. Mais un roman, tout de même… Bien sûr, il y avait le sujet présenté comme croustillant dans une France qui n’imaginait pas que son rapport complexe avec l’islam allait prendre un tour si tragique, quelques jours plus tard.
À moins que vous n’ayez passé vos vacances vraiment très loin et très longtemps, il était dur de ne pas savoir ce que Houellebecq imaginait dans Soumission : une France où un parti islamique modéré gagnait la présidentielle de 2022 contre le Front national.[access capability= »lire_inedits »] Bien sûr, Soumission arrivant juste après Le Suicide français, il était tentant de voir là une tendance de fond, expression d’une inquiétude de nombre de grands esprits de ce temps sur cette question obsédante, sensible, explosive de l’islam, récupérée par les politiques de tout bord pour en tirer des conclusions exactement inverses.
On y serait sans doute encore, dans cette polémique, puisque, grande première dans l’histoire de la République, les deux têtes de l’exécutif se faisaient critiques littéraires et, d’ailleurs, comme nombre de critiques littéraires, donnaient leur avis sur un roman sans nécessairement l’avoir lu. Version présidentielle, la plus honnête, le 5 janvier : « Je le lirai parce qu’il fait débat. Mais mon rôle est de dire : ne nous laissons pas emporter par ce climat, dévorer par la peur, l’angoisse. » Version primo-ministérielle, la plus sectaire : « La France, ce n’est pas Michel Houellebecq, ce n’est pas l’intolérance, la haine, la peur. » Là, c’était le 8 janvier, c’est-à-dire après l’attentat contre Charlie. Et la référence à Houellebecq venait comme un élément supplémentaire, une preuve à charge dans la création d’une atmosphère de haine généralisée. Il faut s’arrêter un instant sur les propos de Valls. On savait depuis Fleur Pellerin que les membres de ce gouvernement entretenaient des rapports plutôt distants avec la chose littéraire, on sait maintenant qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’est un roman. Un roman n’a jamais tué personne, un roman n’est pas responsable de la violence qu’il décrit, un roman est un sismographe, il enregistre les tremblements de terre, les glissements de plaques tectoniques, il ne les provoque pas.
Cette confusion, vous me direz, ne date pas d’hier. L’écrivain, le grand écrivain surtout, apporte de mauvaises nouvelles, et le public garde le réflexe de l’Antiquité qui consistait à tuer, au moins symboliquement, le messager. Les exemples abondent, depuis toujours : Goethe, avec Les Souffrances du jeune Werther, est accusé de provoquer une épidémie de suicides, Flaubert, avec Madame Bovary, est condamné pour l’immoralité qu’il s’est contenté de peindre. Même Céline écrit, et c’était ce que pensaient aussi Muray et Sollers à son propos, que ce qu’on lui reproche au fond, ce ne sont pas les pamphlets antisémites, c’est le Voyage, comme il le dit dans la préface à la première réédition en 1949 : « C’est pour le Voyage qu’on me cherche ! Sous la hache, je l’hurle ! c’est le compte entre moi et “Eux” ! au tout profond… pas racontable… » « Eux » n’étant pas du tout les juifs mais une bonne partie de l’humanité, celle qui ne supporte pas qu’on lui parle du monde dans lequel elle vit et surtout qu’on le fasse avec un style radicalement nouveau qui force à voir le réel sous un angle différent.
Voyage au bout de la nuit a raconté des choses déjà dites par d’autres, mais il les a racontées comme cela n’a jamais été dit avant : l’horreur des tranchées, le colonialisme, les usines taylorisées, la misère des banlieues françaises, le règne généralisé de la mort et le désespoir radical que cela devrait engendrer chez toute personne qui ne se mentirait pas. Et Bardamu, le héros de Céline, lui, ne se ment jamais.
Il en va de même du héros houellebecquien, dans Soumission comme dans les autres romans de l’auteur, d’ailleurs. Le narrateur ne se ment jamais non plus. Il ne se ment jamais sur la sexualité, soumise désormais aux lois universelles du marché, sur la médiocrité confortable de l’homme occidental, sur sa fatigue d’être soi dans une civilisation qui reflète parfaitement et collectivement cette fatigue qui est l’autre nom de la dépression.
Le hasard tragique des événements a fait que Houellebecq, effondré par l’attentat contre Charlie dans lequel a péri l’économiste Bernard Maris, qui était son ami, a suspendu toute promotion, et que Bernard Maris, dans un petit livre de septembre 2014, Houellebecq économiste, avait pris au sérieux, par exemple, l’utopie malthusienne, néorurale et high-tech de La Carte et le Territoire. Maris soulignait que le désespoir atone des personnages houellebecquiens, leur recherche inquiète d’une forme d’ataraxie viennent de l’environnement économique dans lequel ils sont obligés d’évoluer : « Aucun écrivain n’est arrivé à saisir le malaise économique qui gangrène notre époque comme lui. »
La fuite dans le tourisme sexuel de Plateforme ou dans la posthumanité des Particules élémentaires et de La Possibilité d’une île est du même ordre que celle qui va pousser le narrateur de Soumission à s’accommoder d’une France gouvernée par un président islamiste modéré. Jusqu’aux élections de 2022, ce personnage, François, a connu une existence douillette et morne, indifférent à toutes les passions, à tous les engagements. Après la victoire de la Fraternité musulmane, cet universitaire spécialiste de Huysmans accepte assez vite sa mise à la retraite anticipée par les nouvelles autorités. Huysmans, son seul centre d’intérêt, était cet auteur fin de siècle qui passa du naturalisme un peu sordide de En ménage au dandysme symboliste avec À Rebours avant de se convertir dans En route. Pour François, la cohérence de cet itinéraire réside dans la recherche du confort, même minimal. En ce sens, le choix de Huysmans par Houellebecq n’est pas gratuit, c’est le miroir du narrateur, qui pense que la conversion de Huysmans est surtout due au désir de vieillir tranquille entouré de gentils religieux puisque, de toute façon, le corps ne peut plus assumer le sexe et les plaisirs. Dans l’œuvre de Houellebecq, l’islam polygame, les cuisses d’une prostituée thaïe ou la création d’un clone immortel, c’est la même chose. Un moyen de partir en douceur, de s’oublier…
Un véritable écrivain est irréductible à toute récupération idéologique, ce qu’a expliqué Houellebecq à Antoine de Caunes à propos de Marine Le Pen. Et les perspectives qu’il ouvre dans Soumission sont infiniment plus inquiétantes que l’éventualité d’un Grand Remplacement façon Camp des saints de Raspail. Ce que dit Houellebecq, et son ironie sous-jacente propre à son style « plateforme » empêche de savoir s’il trouve cela bien ou mal – et après tout quelle importance chez un romancier ? –, c’est que l’islam est une solution comme une autre pour en finir en douceur, une euthanasie politico-religieuse tout à fait acceptable, humaine presque, pour une civilisation qui avait ses bons côtés mais qui ne pouvait plus durer, tout simplement parce qu’elle n’en voyait pas l’utilité.[/access]
Soumission, de Michel Houellebecq (Flammarion).
Houellebecq économiste, de Bernard Maris (Flammarion).
*Photo : Martin Meissner/AP/SIPA. AP21680542_000002.
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