« Les terroristes disent toujours ce qu’ils vont faire. » Fort du lumineux adage – qui est aussi le titre élégant d’un de ses récents ouvrages – du terroristologue humaniste Alain Bauer, je me suis enfin résolu à mener pour Causeur ma propre enquête sur les mystérieux sabotages de caténaires de novembre 2008. J’ai décidé de recourir moi-même aux méthodes d’Alain Bauer et du juge Fragnoli : à cette sorte de méthodes qui vous contraint tôt ou tard à vous retrouver nez à nez avec la vérité et à éprouver, je l’avoue, une certaine gêne à l’instant où le nez de la vérité entre en contact avec le vôtre.
J’ai commencé mon enquête de terrain par l’inspection de ma chambre, me répétant à mi-voix l’adage de l’habile criminologue. Je me suis mis à scruter avec méfiance ma bibliothèque. Soudain, mon regard est tombé sur un petit opuscule au titre suspect : Le sens du combat, de Michel Houellebecq. Parcourant cet ouvrage poétique publié en 1996, je découvre avec stupeur, dès la page 25, ces quelques lignes semblables à un morceau de fer à béton incrusté entre les pages : « Hélas j’aime passionnément, et depuis toujours, ces moments où plus rien ne fonctionne. Ces états de désarticulation du système global, qui laissent présager un destin plutôt qu’un instant, qui laissent entrevoir une éternité par ailleurs niée. » Parvenu à la page 63, je débusque ensuite un long poème sur le TGV Atlantique, dont je ne parviens pas à m’expliquer comment il a pu échapper au flair de mes confrères Bauer et Fragnoli. La lecture de ce poème ne laisse pourtant aucun doute sur l’obsession étrange de Michel Houellebecq pour les TGV. La précision des descriptions révèle surtout chez l’auteur des connaissances techniques aigües et troublantes, telles qu’on en trouve rarement, même chez un technicien de la SNCF chevronné.
Atteignant les pages 72 et 73, je lis ensuite deux quatrains qui retentissent comme deux explosions :
« Dans le train direct pour Dourdan,
Une jeune fille fait des mots fléchés
Je ne peux pas l’en empêcher,
C’est une occupation du temps. »
Et voici le second quatrain, placé secrètement en exact vis-à-vis sur la page opposée et dont je comprends soudain qu’il vient échanger un baiser mortel avec le premier à chaque fois que le lecteur referme le livre :
« Dans le métro à peu près vide
Rempli de gens semi-gazeux
Je m’amuse à des jeux stupides,
Mais potentiellement dangereux. »
Dès 1996, c’est-à-dire douze ans avant son passage à l’acte, Michel Houellebecq avait annoncé explicitement son intention de saboter des caténaires dans un brûlot terroriste. Il suffisait de le lire ! Comment une piste aussi évidente, fourmillant de preuves aussi irréfutables que celles qui ont conduit à l’arrestation de Julien Coupat et de ses amis, a-t-elle pu échapper à mes éminents confrères ? Peut-on concevoir menaces plus explicites que celles proférées dans Le sens du combat ?
Contre toute attente, la réponse est oui. Car deux ans plus tard à peine, en 1998, Michel Houellebecq posa négligemment sur le manteau de la cheminée de la République une seconde « lettre volée ». Dans Interventions en effet, il publie quatre pages stupéfiantes intitulées « La poésie du mouvement arrêté ». Houellebecq y évoque avec une fascination morbide la paralysie de la France en mai 68, glorifie l’immobilité des TGV à travers les âges et appelle ouvertement ses lecteurs à la Révolution de l’immobile : « Des voitures de TGV étaient immobilisées sur les voies de garage. On aurait pu croire qu’elles étaient là depuis des années, qu’elles n’avaient même jamais roulé. Elles étaient simplement là, immobiles. […] Ç’aurait pu être la guerre, ou la fin du monde occidental. […] Magiquement, pendant quelques jours, une machine gigantesque et oppressante s’est arrêtée de tourner. Il y a eu un flottement, une incertitude ; une suspension s’est produite. » Houellebecq va même jusqu’à imaginer « une joie secrète » et une complicité chez les usagers pris en otage et pousse l’impudence jusqu’à parler d’une « revanche sournoise sur la technologie ». Et ce partisan de la terreur immobile de conclure : « L’esprit qui habite ces lieux est mauvais, inhumain, hostile ; c’est celui d’un engrenage épuisant, cruel, constamment accéléré ; chacun au fond le sent, et souhaite sa destruction. »
À la dernière seconde, pourtant, un doute s’insinue en moi. N’ai-je pas cédé par inadvertance à l’une des passions de nos contemporains : déchaîner les suspicions les plus farfelues en lançant les accusations les plus arbitraires contre un grand artiste ? Au dernier instant, je me ravise : Houellebecq est innocent ! Libérez Houellebecq !
Et puissent mes confrères justiciers reconnaître eux aussi leurs bévues et annuler enfin cette procédure bouffonne contre les Tarnacois. Celle-ci s’éternise depuis deux ans en ne parvenant qu’à gravir toujours plus haut l’escalier du ridicule, dont les marches pourraient inopinément déboucher sur l’infini. Le scandale de Tarnac n’a pas pris fin avec la libération des présumés terroristes.
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