Les Parisiens côtoient des merveilles, qu’ils ne voient plus : l’hôtel de la Marine, par exemple, situé place de la Concorde, à Paris, classé monument historique, construit entre 1757 et 1774, sur les plans d’Ange-Jacques Gabriel, premier architecte de Louis XV. Les frontons des deux pavillons d’angle, reliés par une balustrade, portent des sculptures de Slodtz et de Guillaume Coustou. Sous Louis XVI, il faisait office de garde-meubles royal. On le visitait, tel un musée. Depuis 1789, il abrite le haut-commandement de la Marine, qui le libérera à la fin de l’année 2014, dès que le « Pentagone » français, bientôt en chantier dans le XVe arrondissement, sera disponible.
C’est peu dire que ce bâtiment et son jumeau, l’hôtel de Crillon, comme tout ce qui les entoure, constituent un lieu de mémoire, résumé par les noms successifs de la place sur laquelle ils se dressent : Louis X, de la Révolution, Louis XV encore, puis Louis XVI, et, enfin, de la Concorde.
À un jet de pierre de son entrée principale, le 21 janvier 1793, l’infortuné Louis XVI présenta son col aux aides du bourreau et s’agenouilla sans sourciller sous la lame de la guillotine. Marie-Antoinette le suivit, et Danton, et Robespierre, enfin plus de 1000 personnes, qui donnèrent à la populace sa ration d’effroi, et aux tricoteuses, mégères, mémères et autres mafflues énervées des ravissements qu’elles n’espéraient plus.
Déserté par les militaires, à quel usage ce chef d’œuvre d’architecture d’État allait-il être affecté ? À peine avait-on posé la question qu’un homme d’affaires nommé Alexandre Allard, représentant des intérêts divers et surtout privés, sembla surgir d’une boîte à idées, dont la principale consistait à transformer l’ensemble en une galerie commerciale de prestige. On imagine des vitrines de bijoutiers et de maroquiniers de luxe, présentant des marchandises hors de prix, surchargées d’or et de platine : des montres grosses comme un poing, serties de diamants, et supportant, sans le moindre sursaut de leur petite aiguille, une pression de dix bars, communément subie au fond des piscines, dans les baignoires, voire sous les douches des palaces… Bref, une cour de récréation pour les clones de Paris Hilton, bien propre à apaiser momentanément l’appétit de luxe des parvenus de la planète, et des starlettes de la télévision, qui prennent soin de porter des lunettes noires afin d’être reconnues.
Eléphant dans un jeu de quilles, M. Allard était cornaqué par Renaud Donnedieu de Vabres, homme profondément policé, ministre de la Culture dans le troisième gouvernement Raffarin. M. de Vabres agissait dans la coulisse, depuis que l’État, désemparé, avait lancé un appel à candidatures, relatif à « l’occupation, la mise en valeur et l’exploitation » de l’ensemble du bâtiment, concédé à un audacieux par un bail de soixante ans.
Des historiens de grands renoms, des intellectuels réputés, s’émurent, lancèrent une pétition, annonçant l’implantation, au cœur de la capitale, d’un « Barnum commercial assorti de suites de luxe ». On se trompait, on s’égarait. M. Allard est avant tout un mécène, respectueux du patrimoine. Interrogé par Le Figaro.fr (24 janvier), il se défend de ces accusations, riposte posément, se dit prêt à investir 200 millions d’euros « pour les seuls travaux », évoque un espace de prestige, pensé par l’architecte Jean Nouvel, dédié aux artisans d’art « que le monde entier nous envie ». Quant aux chambres d’hôtel pour milliardaires, avec vue sur la Concorde, il ne s’agirait que « de suites conçues pour de grands mécènes, qui paieraient leur séjour, et pour des artistes, qui seraient invités à résidence gratuitement ou dans la mesure de leurs moyens ».
Jusque-là, M. Frédéric Mitterrand, sans doute trop occupé à surveiller les lectures des Français, s’était tenu éloigné de ce dossier. Mais le 23 janvier, le ministre a fait connaître à la presse assemblée, que le président de la République, soucieux d’apaiser les inquiétudes des uns et des autres, l’avait chargé de créer une commission, dont l’objectif était de « réétudier les choses à fond depuis le début ». On dirait du Courteline…
En lieu et place de l’actuel obélisque venu de Louxor, offert à la France, en 1831, par l’aimable vice-roi d’Égypte Mehemet-Ali, officier d’origine albanaise, admirateur de Bonaparte, il y avait jadis une statue équestre de Louis XV, qui fut, un temps, bien aimé, puis détesté. Le peuple chantait volontiers ce refrain :
Ah ! la belle statue, ah ! le beau piédestal,
Les vertus vont à pied, et le vice à cheval.
Les émeutiers fracassèrent l’auguste cavalier en août 1792.
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