EL. Sommes-nous en train de fabriquer des générations de pervers ?
De fait, les slogans de 1968 « Il est interdit d’interdire » et « Jouir sans entraves » favorisent une orientation perverse. Je dirais que, jusqu’aux années 1950, les modèles familiaux fabriquaient grosso modo 40% d’hystériques, 40% d’obsessionnels et 15% de psychotiques et 5% de pervers. Aujourd’hui on doit créer 55% de pervers, 30% d’obsessionnels, 5% d’hystériques et 5% de psychotiques. C’est catastrophique, du moins pour le lien social.
EL. Après ça, on nous dira que la famille est une institution merveilleuse… qui offre le choix entre la peste et le choléra ! En ce cas, prônez-vous le retour à la famille vieille école fonctionnant selon le seul principe d’autorité, à la fois du père sur les enfants et du mari sur la femme ? A-t-on seulement le choix entre les parents-copains et les parents-flics ?
Les deux modèles sont aussi condamnables. Ne tombons pas dans le piège consistant à opposer un extrémisme à un autre. Entre la permissivité extrême et l’autorité extrême − deux extrêmes −, il y a quelque chose de beaucoup plus rationnel, de beaucoup plus simple, de beaucoup plus tranquille. Une famille dans laquelle les fonctions familiales sont assumées permet d’indiquer sans violence un certain nombre de faits et de nécessités. L’enfant doit pouvoir entrer dans la vie intra-familiale en suivant des règles. Ces règles existent partout et sont nécessaires au fonctionnement du monde.
EL. Comment doit être structurée cette famille ? Pourquoi l’exigence des règles implique-t-elle la nécessité de rester dans le modèle « papa-maman » ?
Précisément à cause de l’interdit de l’inceste que nous avons évoqué. À l’intérieur de la famille, il est essentiel que l’on puisse faire le distinguo entre les prérogatives des deux parents.[access capability= »lire_inedits »] Le lien entre la mère et l’enfant se tisse, comme je l’ai dit, pendant la grossesse. Au cours de ces 9 mois, le bébé enregistre quantité de choses à l’intérieur de sa matière cérébrale. Sa mère a donc une présence authentique et vérifiable pour lui dans son propre corps. La mère, de son côté, va concevoir cet enfant comme une partie d’elle-même et donc, la communication, par laquelle tout passe, sera d’une très grande fiabilité. Cette communication autarcique installe une mère dans ce qu’on va appeler la puissance. Comme je l’ai expliqué, l’interdit de l’inceste est venu de ce que, entre ces deux-là, les nécessités de la vie sociale ont installé un tiers appelé « père » auquel on a donné un pouvoir. Jusqu’à une période récente, le père était d’ailleurs considéré comme le chef de famille. Cela ne signifiait pas nécessairement le règne de l’autoritarisme : à l’intérieur d’un couple et d’une famille, les échanges existent. Et les formes que prenait ce pouvoir ont varié selon les époques, les cultures et les choix des individus. Mais en cas de désaccord porté devant la justice, le pouvoir du père primait.
GM. Peut-être, mais vous ne nous ferez pas avaler que, sur ce point, « c’était mieux avant ». Hommes et femmes, nous avons tous gagné avec l’égalité…
Sans doute, mais de l’égalité, on est passé, comme je l’ai dit, à l’indifférenciation des rôles en fabriquant la co-parenté, instituant deux parents logés exactement à la même enseigne. Tandis que la puissance de la mère était intouchée − car, pour la remettre en cause, il faudrait changer le mode de la gestation ¬− le père était destitué et invité à singer la puissance de la mère, le tout, prétendument, au bénéfice de l’enfant sur lequel il ne faudrait plus exercer la moindre répression. C’est la porte ouverte au laxisme et à ses méfaits.
EL. Comment se pose le problème pour les couples homosexuels ?
En réalité, du point de vue de la parentalité, il n’y a pas de grande différence entre le couple que je viens de décrire et un couple formé de deux hommes ou de deux femmes. Aujourd’hui, nous sommes dans une homoparentalité puisqu’il n’y a plus de prise en considération de la différence sexuelle entre la mère et le père pour définir leurs fonctions et leurs rôles respectifs par rapport à l’enfant.
GM. Diriez-vous qu’on assiste à la « maternisation » du monde ?
En tout cas, à la maternisation des pères. Or, je le rappelle, la mère a spontanément tendance à répondre à tous les désirs de son enfant, et aucune espèce de propension à réprimer. On attend du social, qui fonctionnait jadis sur le mode paternel, qu’il fonctionne sur le mode maternel et qu’il satisfasse sans distinction toutes les revendications. En somme, il n’y a plus personne pour dire non. Je le répète, on peut trouver cette éducation libérale-libertaire très sympathique, mais elle ne bénéficie qu’aux instances qui ont intérêt à la destruction de l’humanité, à commencer par celles du capitalisme.
GM. Alors que la procréation a tendance à s’affranchir de la nature, avec la procréation in vitro, les mères porteuses et, peut-être, un jour, le clonage, pourquoi les rôles parentaux seraient-ils nécessairement déterminés par le sexe biologique ? Pourquoi ne pas décider qu’au sein d’une famille homoparentale, l’un des adultes jouera le rôle de père et un autre celui de la mère ? Après tout, nombre de couples homosexuels reproduisent les vieux schémas des couples hétérosexuels, non ?
Ce jeu des rôles bute sur le fait que l’enfant percevra ses deux parents comme sexuellement identiques. Or, cette « mêmeté » l’empêchera de percevoir que, si ses deux parents sont à son service, ils ne le sont pas de la même façon. De plus, cette différence permet à l’enfant d’être inscrit dans deux histoires. Les conflits qui interviennent se situent entre le désir du père et celui de la mère. La mère, du fait de la gestation, a toute latitude de transmettre, même sans mot, son histoire. Le père ne peut en revanche transmettre quelque chose de la sienne qu’au travers du « filtre » que constitue naturellement la mère. Car c’est elle qui, le désignant comme tel à son enfant, l’introduit auprès de ce dernier. Et comment le fait-elle ? En laissant entendre par toutes ses conduites combien cet homme compte pour elle. Notez qu’elle détient, sa vie entière, la capacité de suspendre cette désignation – c’est sa puissance. C’est dans l’échange de la vie à deux que la mère et le père négocient un modus vivendi qui les enrichira l’un et l’autre. À condition de « durer » et de ne pas se considérer l’un l’autre comme des « consommables »
EL. Venons-en au mariage. Si l’on écoute les partisans du mariage homosexuel, il s’agit pour eux de pouvoir, comme les autres, proclamer leur amour. Mais il me semble que le mariage a été inventé pour protéger la filiation et la transmission des biens non ?
Les populations du Sepik (Nouvelle-Guinée) qui n’avaient jamais vu de Blancs avant 1957 et qui, du point de vue de la culture, en étaient restés à l’Âge de pierre, pratiquaient le mariage. De même que les tribus africaines du monde pré-biblique. En réalité, l’institution du mariage a dû suivre assez rapidement l’interdiction de l’inceste et la surveillance des appariements qui en a découlé. Le sens symbolique du mariage est très important : il s’agit de prendre la société à témoin de ce que chacun des conjoints cesse d’être l’enfant de ses parents pour devenir le partenaire de l’autre. L’enfant de ses parents devient ainsi leur égal. C’est la raison pour laquelle, dans les familles juives pratiquantes, lorsqu’un père va passer le shabbat chez son fils marié, c’est le fils et non le père qui prononce le kiddouch. C’est un changement de référentiel sur lequel vont se greffer d’autres dimensions. Le mariage permet à un individu de sortir de sa définition première pour acquérir un statut nouveau.
EL. Mais enfin, vous ne pouvez pas ignorer la vraie vie et l’évolution des sociétés. Il est tout de même heureux que les homosexuels n’aient plus à se cacher et que les sexualités minoritaires ne soient plus tenues pour inférieures. Comment concilier les exigences de l’ordre symbolique et les nécessités de la vie ?
Dans la perspective que je viens d’énoncer, je ne crois pas que le mariage entre personnes du même sexe pose des problèmes insurmontables. En revanche, l’adoption par ces mêmes couples relève de l’expérimentation sur le vivant. Et ça, c’est très grave.[1. Je recommande à ce sujet un excellent ouvrage à l’argumentaire serré et très agréable à lire : Homoparenté, de Jean-Pierre Winter (Albin Michel, 2010).]
EL. « Mariage et adoption pour tous » : cette phrase d’Ayrault a été peu relevée dans les médias. C’est un peu « Bonheur pour tout le monde ! » Au-delà du ridicule, que vous inspire cette formule ?
Une grande inquiétude. C’est encore une façon de subvertir le langage. C’est exactement comme « Paris-Plages » : on déverse du sable sur les quais, on plante trois palmiers et on nous dit : « Ceci est une plage. » Et là, on dit à des enfants : « Ceux-ci sont tes papas » ou « Celles-ci sont tes mamans ». C’est une folie pour l’enfant. Vous savez, j’ai exercé la pédiatrie pendant quarante ans : je ne m’occupais pas des enfants mais des parents. Le bébé qu’on me confiait était un petit corps doté d’un potentiel et fondateur lui-même d’une histoire héritée des deux dont il était issu et dont il était un chaînon commun. Pour que son histoire soit la plus légère pour lui et qu’il puisse exploiter son potentiel au maximum, il était indispensable de lui conférer deux parents de qualité. Or, en discutant avec les parents, j’ai réalisé qu’il fallait d’abord faire tout un travail préalable avec eux pour qu’ils puissent accéder aux mots que je disais. Qu’ils revisitent leur propre enfance et qu’ils comprennent ce qui les avait conduits à se rencontrer et s’unir. Pour préserver les enfants, il faudrait remplacer le slogan « L’enfant d’abord ! » par « Le couple d’abord ! ». Mais je vois bien dans la génération de mes propres enfants que les parents sont obligés de lâcher du lest dans la discussion avec leurs propres enfants du fait de l’environnement idéologique dans lequel ils vivent. Malheureusement, cet environnement que la phrase du Premier ministre résume à la perfection, ne nous aide pas à donner aux enfants les meilleurs parents possibles.[/access]
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