Déchiré entre l’Algérie et la France, l’écrivain Jean-Pierre Millecam, né en 1927, est mort dans l’oubli le plus total le 29 décembre dernier.
Comment ai-je découvert Jean-Pierre Millecam ? Ce fut en 1998 ou 1999 par le détour d’un recueil de textes de 16 écrivains d’Algérie, Pieds-noirs et Arabes, rassemblés par Leila Sebbar, Une enfance algérienne. Je connaissais tous les auteurs, sauf un, Jean-Pierre Millecam. D’où sortait-il ? Chez les Pieds-Noirs, Camus, Pélégri, Robles, Vircondelet, Roy, et d’autres, tous m’étaient pourtant connus. Mais je n’avais jamais entendu parler de ce Millecam. Après la lecture du texte sur son enfance, je me précipitai vers la bibliothèque de Montreuil où j’habitais, et j’y trouvais deux gros romans Et je vis un cheval pâle et La quête sauvage que je lus d’une traite, emporté par le souffle et le style, par la dimension épique, par cette aspiration à la fraternité sublimée inscrite dans la réalité de cette Algérie de la guerre mais qui dépassait notablement ce cadre historique, où se conjuguaient attraction et répulsion pour l’Autre, où sang et sexe se mélangeaient, dans un espace littéraire dont les dieux auraient été Homère et Faulkner.
Ecrivain pied-noir pour l’indépendance…
Bouleversé, je n’arrivai pas à comprendre, ayant vécu à Alger jusqu’en 1993, que son nom n’avait jamais été prononcé dans aucune des rencontres sur la littérature, dans aucune publication universitaire, dans aucun article. Kateb Yacine était mon voisin, nous parlions très souvent, mais jamais le nom de Millecam ne fut évoqué. Pourquoi ce blanc, ce silence ? Je téléphonai à des amis, profs de littérature à la fac d’Alger, dont une Pied-noir, et désormais exilés en France pour fuir la barbarie islamiste. Connaissaient-ils Millecam ? Non ! Non ? Non ! Comment cela avait-il été possible ?
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J’obtins son adresse à Nice. Je lui écrivis une lettre enflammée et lui dis mon désir de le rencontrer dès que possible. Il m’invita, chez lui, dans ce salon tapissé de mythologie. Sylvia, son épouse, me remit une liasse d’articles de critiques français dont certains disaient qu’il était nobélisable, et plusieurs de ses autres romans tous publiés chez Gallimard dans les années 70 et 80, tous lus les uns derrière les autres qui me permirent de comprendre que Millecam avait été, parmi les écrivains pieds-noirs, celui qui s’était le plus engagé dans le combat indépendantiste… Cela expliquerait-il qu’en France après la gloire littéraire, lui succéda le silence ? Mais pourquoi donc l’Algérie l’avait-elle aussi ignoré ?
Rejeté par l’Algérie officielle
L’Algérie officielle qui dans son code de la nationalité de 1963 avait légiféré que seuls les musulmans pouvaient devenir Algériens automatiquement, avait certes dû être gênée par cet intellectuel n’appartenant à aucun parti politique qui juste après l’indépendance revint enseigner à Oran, lui qui pour sa sécurité menacée à Tlemcen en 1956, avait été exfiltré par le FLN vers le Maroc. Mais qui plus tard, en 1968, décida de repartir vers le Maroc, ne pouvant supporter la chape de plomb du totalitarisme de type militaire qu’institua le coup d’Etat de 1965.
De plus, dans cette ville, Oran, le jour même de l’indépendance, le 5 Juillet 1962, s’était commis un massacre organisé par des chefs militaires et politiques, et une foule en transe. Un millier de chrétiens et de juifs périrent, qui eux voulaient rester. Millecam en avait été informé par tous les Oranais qu’il côtoyait (entre autres, comme je l’appris, par mon ex-belle famille), tant ce crime collectif pesait sur leur inconscient… Mais qui mieux que Jean-Pierre Millecam pouvait en témoigner, à sa manière, et de quelle manière, dans Et je vis un cheval pâle.
L’Algérie officielle l’avait donc rejeté. Mais pourquoi l’Algérie intellectuelle n’en avait dit mot ? Gênée comme avec le peintre Denis Martinez dont la première expo fut attaquée (physiquement) par ce grand peintre que fut aussi Mohamed Issiakhem, ou comme avec Jean Sénac qui s’était pourtant lui aussi réclamé de l’indépendance (pour laquelle il avait cru devoir sacrifier l’amitié et le soutien d’Albert Camus), moqué par ses collègues pour son homosexualité, et en 1973 assassiné de 23 coups de poignard, meurtre sans doute politique camouflé en affaires de mœurs ?
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Mais qui mieux que Millecam, sut dire le destin lié de la fraternité et de la mort, dans cette citation qui le résume entièrement en tant qu’homme et écrivain, qui pourrait figurer comme épitaphe, et qui provient de cet autre magnifique roman Choral (NRF 1978), pour moi éternel regret de n’avoir pu l’adapter à l’écran ?
« … Et la splendeur de ce sol sur lequel nous avons poussé…
devrait suffire à ramener à leurs dimensions réelles tous nos combats, toutes nos escarmouches,
et à nous enseigner que si nous ne sommes pas à sa mesure,
ce sol risque de nous refuser son ancestrale hospitalité,
non plus seulement à nous-mêmes,
mais aux cadavres que nos corps étaient destinés à fournir,
et ainsi nous n’aurons même pas connu la volupté de nous dissoudre,
au terme de notre vie,
dans la terrible fraternité de la mort…»
Salut Jean-Pierre, Salut Sylvia !
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