Linguiste et ethnologue au Musée de l’Homme, à Paris, le résistant d’origine estonienne Boris Vildé, fusillé en 42, est quelque peu oublié. C’est pourtant la figure parfaite de l’« illustre inconnu », selon notre chroniqueuse.
En 2021, alors que j’étais encore professeur de français, j’avais imprimé un très beau texte de Jeremy Stubbs consacré à Witold Pilecki, un homme au destin et au courage exceptionnels. Je voulais l’étudier avec mes élèves afin qu’ils cessent de croire qu’un footballeur, aussi sympathique et doué soit-il, puisse être héroïque ; voire même qu’il suffit qu’un trafiquant de drogue meure à 24 ans pour le devenir à son tour et que, d’une manière générale, être victime fasse de vous un héros.
J’ai amèrement regretté, pour cause de Covid et de soucis de santé personnels, de n’avoir pu faire l’éloge de celui que Jeremy Stubbs m’avait révélé. À la retraite désormais, c’est donc aux lecteurs de Causeur que je propose de faire connaissance avec un nom et un caractère que la postérité n’a pas retenus mais que Régis Debray, dans Un Candide à sa fenêtre, exhume dans une page magnifique.
C’est au Mont Valérien que notre écrivain découvre l’existence d’un certain Boris Vildé ; l’un des deux fondateurs, avec Anatole Lewitsky, du réseau – de résistants – du musée de l’Homme. Régis Debray raconte comment le journal tenu par ce condamné et qui le sait est un « sidérant alliage d’intelligence critique et de ferveur, d’humour intimiste et d’ouverture de compas. Cet ethnologue aventurier et batailleur fut un grand spirituel ».
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Sa femme pouvant lui faire passer des livres, « il apprend à bien mourir en faisant du grec, en étudiant la pensée chinoise, en commentant des ouvrages d’histoire des religions, Pascal, Bergson, Saint-Augustin etc. » Et Régis Debray de poursuivre : « Tournant ces pages, on se demande si les circonstances historiques qui ont rendu possible pareille trempe (débarbouillage à l’eau froide, apprentissage précoce des humanités, tradition familiale, voyage à la dure, etc.) n’ont pas à ce point disparu que cet anthropologue, Estonien d’origine, fils de la révolution d’Octobre, aussi peu nationaliste que possible et qui marche au poteau en chantant La Marseillaise, nous semble surgir d’une Atlantide engloutie. Que pareil document soit aussi peu connu témoigne de l’écart mental et quasi physiologique, qui s’est creusé entre ce profil de personnalité et le nôtre ».
Régis Debray évoque le « grain de folie » à la Saint-Paul qui fait tant défaut à l’heure « des intelligences sans caractère » et j’ajouterai pour ma part, des exploits sans âme. C’est ce désir à l’œuvre, quoi qu’il arrive, qui me bouleverse ; le fait de vivre jusqu’au dernier moment alors que la connaissance de celui-ci serait justement de nature à priver n’importe quel homme du moindre élan… Le désir de vivre lui dure jusqu’au bout et je m’incline devant cela.
Il faut lire aussi comment Régis Debray « explique » le peu de traces laissé par « l’affaire Vildé ». Il évoque pour finir un « stoïcisme de l’oubli, qui permettait aux âmes fortes d’accepter par avance la mise en cendres de leur œuvre ou de leur action ». « Une éthique de la non-transmission, stade suprême de l’abnégation… » conclut l’écrivain. J’ai à cœur, quant à moi, de transmettre le nom d’un illustre inconnu au plus grand nombre de lecteurs possible puisqu’aux élèves je ne puis plus ; tant il m’a toujours semblé que la littérature avait parfois vocation à rendre justice, à exhumer des morts essentiels, à faire œuvre laïque de rédemption. Que Régis Debray soit ici remercié de m’avoir révélé l’existence d’un tel homme. Hommage donc à celui qui rend hommage…
Boris Vildé Journal et lettres de prison (1941-1942), éditions Allia.
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Régis Debray. Un Candide à sa fenêtre, Dégagements 2, éditions Gallimard.
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